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La Méthode Naturelle - Fondement d'une psychologie de structures

Dans :  Principes pédagogiques › 
Octobre 1967

Bien commencer l'année scolaire pour que, de jour en jour, elle soit, par le fructueux travail qui l’anime et par l’agrément que l'on a à la vivre, une année qui compte !

C'est là le souhait mêlé d'espoir que fait chaque maître qui aime son métier, qui a su créer dans sa classe ce climat vivant et détendu où la confiance et l'amitié vont de pair parce qu'elles sont chaleur humaine. C'est seulement dans ces heureuses données d’un compagnonnage sans frontières que la classe au travail pourra être le lieu d'élection de la plus exigeante tâche éducative.

Nos maîtres de l'Ecole Moderne sont ici favorisés. Ils ont à leur disposition une pédagogie qui, dans tous les domaines de la pratique scolaire et de la pensée a fait ses preuves. Ils ont eu l'inestimable avantage d'avoir un guide qui a su œuvrer à tous les niveaux, qui a, sans fin, revalorisé les éléments sensibles du travail, de la spontanéité, de la création, de l'audace. Ils ont aussi le grand avantage d'œuvrer à l'intérieur d'un mouvement pédagogique qui, au long des années, a pris assurance, efficience et permanente initiative. II s'ensuit qu'épaulés de toutes parts, ils peuvent s’en aller sans risques vers des expériences personnelles. A une condition cependant, celle d'avoir le sentiment que l'expérience de chacun est tributaire de l'expérience des autres, des contacts pris dans la grande fraternité qui préside aux échanges d'idées, de travaux, de projets. Ce sont toutes ces richesses que l'on refond au feu d’un creuset marqué par les signes d'une personnalité qui nous portent plus loin et plus haut que ne pourraient le faire nos propres initiatives et nos propres travaux. Tous ces matériaux d’échange, brassés, refondus, toute cette richesse originelle de création et de vie portent les espoirs de notre œuvre commune. Et tous, nous avons comme une certitude que la pédagogie Freinet, comprise et utilisée dans sa totalité, peut sans cesse grandir et se renouveler sans jamais se détacher du travail multiple et complexe qui en fait la valeur et en assure l'avenir. Par contre, elle courrait un grand danger si, en dehors de sa synthèse organique, elle n’était considérée et utilisée que dans des détails techniques qui ne seraient que des branches mortes coupées de l’arbre de vie et de ses solides racines.

Je voudrais, aujourd'hui, plus spécialement revenir sur ce qui peut être considéré comme la pierre d’angle de la pédagogie Freinet : les méthodes naturelles. J'ai travaillé ces dernières semaines en vue de l'édition renouvelée de la Méthode Naturelle d’Apprentissage de la langue. Reclassant les écrits de Freinet, j'étais frappée, plus que jamais, de la cohérence et de la profondeur de la théorie du Tâtonnement Expérimental sortie sans effort, en jet direct pourrait-on dire, de la pratique vivante des méthodes naturelles nourries d'activité créatrice en pleine genèse. Et force m’était de constater qu’il faudrait encore temps et travail pour que la grande masse de nos camarades sente la valeur et le dynamisme des tâtonnantes recherches de la connaissance dans les voies d’un instinct œuvrant en pleine simplicité, en totale ingénuité. D’où les difficultés d’évaluer l'expérience personnelle de l'enfant, leur impuissance à la diriger vers une sorte de systématisation de la réussite, en diminuant les risques d'erreurs imputables à leur propre comportement. Sous-estimer la création personnelle au profit de l’acquisition des connaissances contrôlables, ne pas savoir intégrer dans une unité fonctionnelle, l’aptitude à imaginer, à inventer, c’est frustrer l’enfant des fonctions majeures de sa personnalité. Il faut dénoncer sans cesse l’impossibilité où se trouvent tant d’éducateurs d’Ecole Moderne à se dégager de l'envoûtement d’une pédagogie qui se veut méthodique à tout prix, dépendante de l’objectivité et du raisonnement. Ils n’ont pas senti encore qu'au niveau de l’élémentaire vivant, les démarches de l'être sont fulgurantes, instantanées, et s'orientent d’elles-mêmes dans les voies libératrices. Ils n'ont pas pressenti encore que, par ces chemins-là, s’éveille une tension puissante, apte à triompher des obstacles les plus compacts dans lesquels l’enfant sait pratiquer des brèches pour en avoir raison. Lois inéluctables de la vie que tout homme du peuple fait siennes dans les difficultés car elles sont les relais sûrs des apprentissages, les enseignes de la Connaissance utile. Ainsi est évité ce « travail en miettes » que Freinet dénonçait dans un de ses Dits de Mathieu :

Il n'y a que miettes dans notre vie d'éducateurs, Nous ne parvenons plus même à les rassembler, ce qui serait vain, d'ailleurs, des miettes pressées et roulées ne donnant jamais que des boulettes justes bonnes à servir de projectiles dans les réfectoires.

Miettes de lecture, tombées d'une œuvre que nous ignorons et qui ont ce goût de rassis du pain qui a trop traîné dans les tiroirs et dans les sacs.

Miettes d'histoire, les unes moisies, les autres à peine cuites, et dont l'amalgame reste un insoluble problème.

Miettes de calcul et miettes de sciences, comme pièces de mécanique, signes et nombres qu'une explosion aurait dispersés et qu’on s'évertue à retrouver en puzzle.

Miettes de morale, comme des tiroirs qu'on déplace dans le complexe d'une vie aux combinaisons infinies.

Miettes d’art...

Miettes de classes, miettes d’heures de travail, miettes de cour...

Miettes d’hommes!

C'est ce travail en miettes qui nous prive des documents pédagogiques d'une honnête continuité, aptes à faire, par eux-mêmes, une honnête démonstration, au-dessus de tout soupçon. Les miettes certainement s’entassent dans des cartons où personne ne viendra les tirer de l'oubli. Un beau jour, on aura des caisses de miettes à jeter au brûloir et dans leur fumée s'évanouiront les illusions d'éducateurs qui n’ont pas su accrocher les maillons à la chaîne et rendre concluante une pédagogie qui n’est là que pour servir la vie.

Quand nous lisons Rémi apprend à écrire, de Le Bohec ou Le gardien de joie, de Delbasty, quand nous inventorions les créations de l'atelier de mathématique de Beaugrand ou les détails de la documentation scientifique de Deléam, les improvisations audiovisuelles de Guérin… et j'en passe, nous sommes totalement rassurés sur les avantages des méthodes naturelles : nos camarades ont pris la bonne route car ils n'ont pas oublié les chemins de leur propre enfance. Les problèmes que se posent leurs élèves sont encore les leurs ; ils sont en plein dans le courant de vie sans jamais craindre d'échouer sur la rive où les attendent en vain les méthodes antérieures résolument abandonnées.

Travail de maîtres, certes, pris dans le processus des tâtonnements qui sont des formes de pluralité d'une énergie œuvrant vers un même but : un éventail qui va s'étendant, «se» rayonnant toujours dans le sens d'une expression de vie plus ample et plus haute, dans un processus universel dont Freinet a découvert quelques aspects dans un raccourci de lois d’une géniale simplicité.

 

Illustration extraite de " Le Gardien de Joie " Ed. Ecole Moderne Française
 

Mais « la loi, a écrit Elie Faure, n’est qu’une stylisation temporaire où quelques générations d'hommes appuieront leur effort. »

C'est la justification même du palier que Freinet donne comme une nécessité organique au jeu ample et dynamique du Tâtonnement expérimental. « Une première découverte est obtenue par tâtonnement expérimental. Longuement répétée, cette découverte s’organise, se mécanise, devient technique de vie. On peut en tirer des lois qu'on enseignera aux descendants. Ces lois régleront le travail à ce palier, donneront une certaine sécurité, constitueront un tremplin à partir duquel de nouvelles expériences tâtonnées vont s’effectuer. Parmi l’infinité des tâtonnements, un tâtonnement particulièrement réussi fera surgir une notion de qualité exceptionnelle qui s'organisera en nouveau palier. »

Nous ne pourrions définir mieux et l’esprit dynamique et l’inuctabilité de l’expérience permanente qui vont nous dicter les activités pédagogiques et la pensée dialectique qui doit nous animer.

Nous sommes pour l’instant dans un palier où Freinet nous a portés, en mettant à notre disposition toutes données sécurisantes : pratique pédagogique éprouvée, théorie qui colle pas à pas à la vie, sens de l’humain et de ses exigences, toute - puissance de la spontanéité créatrice à l'image de l’univers. Nous ne sommes pas ici installés confortablement dans le palier d'un conformisme reposant mais dans le champ même de création dont l’enfant sous nos yeux nous fait pressentir la fondamentale dynamique dans laquelle pointe déjà cette énergie spirituelle qui fait la valeur de l'homme.

Sur ce palier, nous ne marchons pas tous au même pas. Pour les débutants, c'est encore la voie de l’hésitation, peut-être de l'illusion, et dans les deux cas, les risques d'erreurs. Mais l’enfant est là qui prend la vie à bras le corps et chante ses victoires : on ne saurait donc désespérer. Pour la grande majorité, c'est la joie des réussites qui, même limitées, nous portent plus loin que ne le prévoyait notre itinéraire habituel et amorcent désormais des séquences plus pleines, plus dynamiques qui marqueront un tournant décisif. Et puis, il y a ceux qui réussissent tout ce qu'ils entreprennent parce qu'ils ont gagné cette intuition profonde du mystère de la vie dans leur contact avec l'enfant et qu'ils sont à l’aise dans le climat et dans la science du palier.

Mais ne pourrait-on pas s'enrichir avec moins de frais et de patiences renouvelées dans des « centrales » extérieures au palier? C’est là une nécessité de la Culture : être toujours à la recherche de l’innovation, de la découverte qui pourraient nous éviter temps perdu et effort inutile en nous enrichissant de connaissances jusqu’ici ignorées. Cette quête que Freinet ne cessait d’assumer pour la continuité de son œuvre, il nous appartient de la poursuivre sans parti-pris, avec le désir d'aller toujours vers un mieux inlassablement optimiste, sans rompre pour l’instant avec nos certitudes de palier.

Hélas ! Je ne pense pas que les prospections que nous pouvons opérer soient quelque peu rassurantes. II s'avère de plus en plus que la psychologie à prétention scientifique va sombrant dans une impasse. Il ne semble pas que soit né encore le novateur révolutionnaire qui susciterait une crise semblable à celle qui a revivifié les mathématiques, en un changement radical de palier. Le drame est pour ceux qui, continuant à travailler selon les données du passé, se rendent compte qu’ils se maintiennent inutilement et dangereusement dans une science caduque désormais sans avenir.

Le colloque organisé par des spécialistes internationaux (psychologues, pédagogues, physiologistes, biochimistes) à Sassari (Sardaigne), nous fait pressentir l'ampleur du drame de la science psychologique devant l'échec de ses méthodes. Dans la revue Réalités (1), Claude Edelman fait un compte rendu très lucide et un tantinet frondeur de ce colloque consacré à la mémoire : La mécanique des deux mémoires,

Il y a en effet deux mémoires, ce que chacun sait — une qui sert et l'autre qui dessert pourrions-nous dire —la « mémoire longue » ou à long terme et la « mémoire courte » ou à court terme.

Plus ou moins conditionnées par une psychologie de l'analyse des Facultés, de l'Instrospection, par une dialectique formelle et abstraite, les plus grandes notoriétés du monde s'avouent impuissantes à découvrir la clef qui expliquerait les deux mémoires. A faire surgir entre ces deux mémoires ce quotient de qualité qui n'appartient qu'à la première au détriment de la seconde, « Tout se passe comme si la mémoire n’existait pas. » Cette boutade entendue au colloque, dit Claude Edelman, marque l'immense difficulté du problème.

Nous reprendrons bientôt ce sujet de la mémoire, sujet incomplètement débattu à Sassari, mais que Freinet, à la base, face à la vie de toutes créatures, a posé dans toute son ampleur et intégré à sa psycho-pédagogie. Notons, simplement, au passage, de quel intérêt et de quel poids peut être pour nous la conception unitaire de la psycho-pédagogie promue par Freinet. La vie, comme le plus habile des ingénieurs, monte des machines de grande souplesse et de grand rendement mais ceci implique une structure des organismes qu'il ne faut jamais oublier. La vie ne supporte pas de méthodes « cloisonnantes » : elle va d'un jet et c'est dans ce jet qu'il faut se trouver pour bien la saisir.

Il ne fait pas de doute que la libre expression qui double la méthode naturelle nous donne les meilleures chances de réussite. C'est pourquoi il nous faut redire à nos camarades qui sont encore dans l'indécision : faites grand cas des improvisations de la spontanéité. Suivez les graines qui sont ainsi semées, cueillez-les et dans le temps, vous découvrirez l'orientation et le sens des tâtonnements qui les expliquent. Un sentiment, une pensée, une activité créatrice n'atteignent pas d'emblée leur forme la plus parfaite, la mieux adaptée. Mais les essais se succédant, vous verrez s'affirmer les lignes et le rythme d'une conquête définitive. Elle se mécanisera d'elle-même pour permettre d'autres réalisations, d'autres conquêtes et vous serez au cœur du processus éducatif qu'il vous appartiendra d'orienter et d'exalter dans le sens même de la personnalité de l'enfant.

Il faut que notre Institut pédagogique soit une réserve permanente de documents illustrant nos Méthodes Naturelles, Nous avons l'avantage de pouvoir réunir, dans des éditions originales, les séries de documents organisés en vue d'une démonstration qui, d'elle- même, touche l'évidence. Il faut le redire : une œuvre collective ne peut vivre que par la collaboration de tous ceux qui se sentent mobilisés pour continuer le présent et préparer l'avenir.

(1) Réalités, août 1967. 13, rue Saint- Georges, Paris 9e. Abt. : 99 T7.