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Les éducateurs prolétariens sont anti-fascistes

Mai 1934

Les journaux politiques sont tout occupés ces temps-ci par les discussions sur le fascisme qui monte. Les revues pédagogiques, celles du moins qui savent combattre pour la défense de l'école, s’élèvent aussi avec vigueur contre les mesures draconiennes du gouvernement d’Union Nationale.

Quant à nous, notre rôle est autre: par-dessus les considérations syndicales et politiques que nous sommes loin de sous-estimer, nous voulons une fois encore mettre en garde non seulement nos camarades mais aussi tous ceux que passionne l'avenir prolétarien contre un aspect particulier de l’évolution politique : l'aggravation des conditions économiques et administratives qui dominent le problème scolaire, le retour inéluctable de la pédagogie à des normes que d’aucuns croyaient naïvement bannies à tout jamais de nos sociétés « policées ».

Phénomène international d’ailleurs cl nous l'avons déjà marqué dans des notes précédentes : après l’Italie réintroduisant le Christ dans l'Ecole, après Hitler mettant au pas cette école allemande qui était un des fleurons de la pédagogie nouvelle scientifique, après les Etats-Unis qui ne peuvent plus entretenir les écoles ni payer les instituteurs, la réaction autrichienne abat l’école viennoise.

C’est de Belgique que nous vient aujourd'hui le cri d'alarme sous la forme d'une élude socio-pédagogique : l’enfant, le maître, l’Ecole (1) résultat d’une enquête menée récemment par la Centrale du Personnel enseignant socialiste de Belgique.

Hélas ! à peu près tout le contenu de celte étude serait valable, à quelques variantes près, pour la France. A défaut d’une enquête semblable dans notre pays, nous pouvons — et c’est un hommage que nous rendons ainsi à l’œuvre courageuse de nos camarades belges — utiliser ces documents pour préciser et renforcer notre appel.

Alerte, travailleurs, disent nos camarades ! L’enfance prolétarienne est en danger ; elle se meurt physiologiquement, et donc moralement et intellectuellement : le chômage s’étend : l’alimentation même si, par des prodiges maternels, elle parait suffisante — est cependant impuissante à assurer le développement normal des enfants ouvriers ; misère indicible des souliers, des chaussettes, des chemises, sous des dehors parfois miraculeusement honnêtes : tare indélébile des taudis qui marque si lamentablement une forte proportion de nos élèves.

" Famille C-h. D... se compose du père, de la mère et de 4 enfants : un garçon de 11 ans, 3 filles de 9, 5 et 2 ans. Elle habite une roulotte située sous un hangar couvert, ce qui rend l’intérieur de celle-ci particulièrement sombre. Elle mesure 4 m. de long sur 2 m. de large et 1 m. 95 de haut. (Volume total 15 m3, 60 — surface de fenêtre : 80 cm2). Elle sert de cuisine et de chambre à coucher pour six personnes. Les enfants dorment sur une paillasse placée sous le lit des parents ».

Et qu’on ne croie pas des exemples aussi scandaleux rares ou inexistants en France. Nous avions cité dans Monde il y a quelques années des cas analogues d'entassement dans la plus inhumaine promiscuité. En France, plus qu'en Belgique et qu’en Allemagne peut-être, c’est plus particulièrement par la détresse des logements que se caractérise la misère de l’enfance ouvrière.

« Nous pensons aux petits dont on exige à l’école un effort et des résultats normaux, après qu'ils ont pris « leur repos » dans les conditions lamentables décrites plus haut. Nous pensons que les tâches à domicile exigées doivent être exécutées dans la pièce unique, étroite, mal éclairée, encombrée ».

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Nous ne pouvons que le répéter avec nos camarades belges : « La pauvreté est toujours un mal. Elle l’est inéluctablement parce que, en limitant les possibilités d’éducation, elle inhibe l’extériorisation de l'enfant. La pauvreté est le plus grand des vices sociaux ; elle est la plus criante des injustices... Naître et grandir dans la pauvreté présente les mêmes désavantages que de naitre et grandir sous un mauvais climat ».

Or, la misère physiologique née de la misère sociale est impressionnante : A Seraing, les écoles comptent 28,35 p. cent d’enfants débiles de 6 à 12 ans; 30 p. cent des jeunes de vingt ans sont exemptés du service militaire ; 30,7 p. cent d'enfants habitent une maison insalubre...

Des statistiques semblables ne pourraient que montrer un danger peut- être plus grave encore dans certaines régions de France.

Et en Belgique comme chez nous, cela ne suffit pas encore à la férocité des gouvernements « forts ». Dans l’un et l'autre pays, la pratique des décrets-lois a amené des mesures identiques : diminution, sinon même disparition, des maigres subsides qui maintenaient à notre école publique une façade de bienveillance démocratique : réduction massive des crédits pour constructions scolaires, achat de matériel didactique, assistance médicale et sociale, secours aux parents, soupes, cantines, fournitures de livres... On rogne impitoyablement sur ces dépenses déjà ridiculement insuffisantes et l’on encourage et protège le trafic criminel des marchands de canons. On réduit le nombre des instituteurs, en même temps qu'on réduit les traitements. Le résultat en est que s’entasse toujours davantage dans des locaux insuffisants le troupeau des petits prolétaires : 40, 50, 60, 70 élèves deviendra bientôt une norme qui nous fait remonter aux garderies d’enfants et à l'institution des écoles de pauvres il y a plus d'un siècle.

Ce ne sont pas les quelques mesures d'assistance, motivées plus par les nécessités électorales que par des sentiments d’équité sociale, qui empêcheront la réalité de se faire jour désormais : une école où, d'avance, et quelles que soient ses capacités intellectuelles, l'enfant est mis systématiquement en état d'infériorité pédagogique parce qu'il est fils de prolétaire, une telle école est délibérément, et malgré tous les sophismes, une école de classe qui n'a pas été créée pour l'enfant, où l'enfance est faite pour servir un régime et en subir les tares et les fautes ».

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C’est au nom de l'école prolétarienne, au nom de la pédagogie nouvelle que nous protestons-contre un si inique sabotage des fonctions sociales d'éducation.

Le temps des illusions transformistes est passé : le capitalisme menacé par la montée des forces jeunes et audacieuses se fait impitoyable. Il faut maintenant jeter bas les derniers masques : Tous nos efforts idéologiques, toutes nos recherches désintéressées pour une plus saine compréhension de notre tâche, toutes nos aspirations vers le progrès éducatif sont directement et matériellement menacées par l'aggravation incessante des conditions de vie et de travail des enfants, de leurs parents et de leurs éducateurs. Nous régressons vers une sorte de Moyen-Age pédagogique, et cela nous paraît tellement monstrueux et intolérable que nous nous croyions parfois, pratiquement, si près du but : si seulement on avait voulu sacrifier pour l'éducation une partie de l'argent gaspillé pour l'incessante préparation à la guerre, nous aurions fait de nos écoles des flambeaux d’humanité, des embryons de l’harmonieuse société nouvelle.

Les éducateurs n’ont plus le loisir maintenant de choisir entre l'éducation régénératrice et la Révolution sociale. Le double processus que nous avons bien des fois dénoncé arrive aujourd’hui à son terme fatal. D’une part, la société capitaliste, tenaillée entre le profit qui est sa raison d’être et le perfectionnement humain qu'elle affichait en paravent, est aujourd'hui obligée de sacrifier la vie et l'éducation des jeunes à ses intérêts de classe. La misère ouvrière, la misère scolaire, la décrépitude sociale atteignent dans ses forces vives toute la pédagogie prolétarienne. Force nous est maintenant de nous rendre â l’évidence : quels que soient les efforts et le dévouement de nos camarades, l’impuissance de l’école populaire en régime capitaliste s’avère désormais éclatante et indiscutable.

Si les forces d’oppression, normales en régime capitaliste, ne suffisaient pas à détruire les espoirs d’émancipation qui, au temps de la bourgeoisie montante, nous venaient de l’éducation nouvelle, l'Etat ne craindrait pas d'intervenir directement pour imposer son autorité. Cette deuxième phrase en est à peine à ses débuts en France, mais attendons-nous aussi à voir — à moins que les forces ouvrières unanimement dressées n'imposent une nouvelle orientation sociale — l'Etat dénoncer les méthodes nouvelles comme en Belgique, autoriser les châtiments corporels comme en Allemagne, assujettir l'école à l'Eglise comme en Italie. Ce n’est point là l'effet d’un fâcheux exemple mais bien la nécessité vitale d'un régime qui ne peut s'accommoder de nos efforts de libération pédagogique, pas plus que des sursauts de libération syndicale et politique.

Que faire alors, diront les camarades ?...

D’abord, la partie ne fait que se jouer. Au moment où la masse ouvrière réagit si courageusement contre la montée du fascisme, il ne nous appartient pas de désespérer. Selon notre habitude nous avons voulu mesurer exactement les dangers afin de vous engager et de vous préparer aux luttes décisives et inéluctables.

Il nous faut continuer hardiment notre action pédagogique, poursuivre malgré tout nos expériences difficiles qui jalonnent peu à peu la voie de l’éducation populaire libératrice. Nos efforts ne sauraient être totalement inutiles.

Mais il est urgent de redonner à ces préoccupations pédagogiques leur vraie place sociale : place d’honneur certes dans un régime qui servirait l’enfant et le peuple, place de propagande et de combat dans notre régime, intéressant l’enfant, les parents, les éducateurs à une tâche dont ils doivent sentir toute la portée émancipatrice pour être mieux préparés à mener la lutte urgente, sur tous les terrains, social, syndical et politique : Pour donner du pain et des soins aux fils de travailleurs, pour leur construire des habitations claires et aérées, pour bâtir des écoles modernes, pour les meubler et les garnir du matériel indispensable ; pour exiger la préparation et la nomination de cadres nouveaux d’instituteurs et réduire à un chiffre normal l’effectif scolaire, pour contrebattre les influences abrutissantes de la presse, du cinéma, de l’Eglise, malgré et contre toutes les forces réactionnaires, les instituteurs doivent se dresser au double titre de citoyens et d’éducateurs décidés à intégrer totalement leur tâche dans le processus historique d’évolution sociale.

A l’heure qu’il est, notre devoir d’éducateurs prolétariens n’est pas seulement dans nos classes menacées ; il est aussi au sein des masses qui, par leur puissante protestation antifasciste, tâchent de barrer la route à un régime qui serait la mort de l’école progressiste et l’anéantissement provisoire de nos rêves d’éducation nouvelle libératrice.

C. FREINET.

(I) Edition de la Centrale du Personnel Enseignant Socialiste de Belgique, Bruxelles.

Enquête Socio-Pédagogique. - L’Ecole et la Crise

Le questionnaire ci-dessous est loin d’être complet et détaillé comme ceux qui furent à l’origine de l’enquête belge. Nous avons tenu compte, pour le rédiger, des réponses faites à la Centrale et qui montrent quels sont les points qui intéressent le plus les instituteurs et sur lesquels des renseignements sont tout spécialement désirables.

Nous serions heureux si tous nos lecteurs voulaient bien répondre le plus minutieusement possible à cette courte enquête, en reproduisant ce questionnaire, développé si nécessaire, dans les bulletins syndicaux, en y intéressant de nombreux collègues.

Les résultats que nous publierons dans L’Educateur Prolétarien nous aideront à porter sur l’école populaire eu régime capitaliste un jugement matériellement sûr. (Nous éviterons de publier le nom et l’adresse des correspondants qui nous feront connaître leur désir de garder l’anonymat).

QUESTIONNAIRE

Nom de l'Ecole :

Nom de l'Instituteur :

Nombre d’élèves dans la classe

SITUATION DES PARENTS

Détail par profession :

Nombre d’enfants dont les parents sont chômeurs :

Nombre d'enfants dont les parents ont une vie économique diminuée de 50 p. cent par rapport à 1930

SITUATION DES ENFANTS

Tenue :

Nombre d’enfants tenus convenablement :

— tenus misérablement :