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THEORIE ET PRATIQUE ou nouveau discours de la méthode

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Janvier 1976

THEORIE ET PRATIQUE ou nouveau discours de la méthode ( 1 )

Revue trimestrielle du Centre de Recherches et d’Echanges Universitaires Techniques Freinet n°1    4ème trimestre 1976
 
Michel Launay
 
Dès qu'on aborde des questions pédagogiques, un mot finit toujours par être prononcé: le mot "méthode". Mais il est rare que ceux qui utilisent ce mot s'interrogent sur son sens, sur son utilité profonde, ou sur sa pertinence par rapport à l'objet traité.
Des traditions qui remontent au XVlllème siècle, c'est-à-dire à l'enseignement des Jésuites et à l'Encyclopédie, ont donné au mot "méthode" un sens étroit, un sens unique, un sens contraignant, celui d'une route suivant des étapes déterminées à l'avance pour progresser d'un point à j'autre. "Méthode" serait, dès lors, indissolublement lié à "Programme", écrit déterminant à l'avance les étapes à franchir. L'étymologie ne dit-elle pas que "méthode" vient de "hodos", la route; or une route qui ne suit pas un tracé préalable, rationnellement calculé, n'est pas la meil­leure route possible. Voire.
Si l'on peut partir de l'étymologie, "méthode" n'est pas exactement "hode" ou "route" ; "méthode", c'est aussi "méta", "avec". La méthode, plutôt qu'une route, c'est ce qu'on prend avec soi pour faire une bonne route: une boussole, une gourde, un biscuit, un chapeau, et, pourquoi pas, une fleur au chapeau, à la bouche une chanson,
La méthode, c'est d'abord ce qui permet de faire la route, ce qui permet d'atteindre le but.
Laissant de côté les étymologies qui, comme les comparaisons, ne doivent pas être confondues avec les raisons
(les étymologies, comme les comparaisons, sont des figures de rhétorique), essayons un peu de penser rigoureusement, et de nous libérer des préjugés, même s'ils sont appuyés par des traditions respectables. Une méthode, rigoureuse­ment parlant, c'est un ensemble cohérent de moyens réunis en vue d'une fin.
Si l'on trouve une meilleure définition du mot "méthode", c'est-à-dire une définition qui s'adapte le mieux, en extension comme en compréhension, à son objet, nous serons heureux de l'utiliser. Dès à présent, on peut constater que notre définition justifie et situe chacune à leur place les deux conceptions de la "méthode" que l'étymologie nous suggérait: pour atteindre une fin, un premier type de méthode peut consister en l'écriture d'un programme, d'un tracé, suivi de la réalisation, pas à pas ("méthodique") de ce programme, de ce tracé préalable; mars il n'est pas sûr que ce tracé soit l'unique possible: combien de tracés de routes, calculés avec tous les éléments dont on pouvait disposer préalablement, n'ont pas dû être modifiés, au moment de leur réalisation, soit à va use des incon­nues (nature du terrain) , soit à cause d'événements imprévus ou même imprévisibles (glissement de terrains, crises économiques, catastrophes climatiques, événements politiques ou sociaux, etc,). On voit donc que la méthode peut déjà prendre un second sens, voisin, mais distinct du premier: établissement de plusieurs itinéraires possibles pour atteindre le but; et parfois le meilleur itinéraire se révèle être, dans la réalité, celui que personne n'avait prévu, mais que les circonstances, l'imagination ou l'action des hommes ont bien fini par découvrir ou par créer (avant Ferdinand de Lesseps, qui aurait songé que la meilleure route maritime, pour aller de Caracas à Santiago del Chile pourrait être ...Panama, qui n'existait pas ? ; avec ce second sens, le mot "méthode" est fort proche de "stra­tégie" : et ce second sens relativise le premier, qui est, dès lors, réduit à une "tactique", parmi d'autres, en vue d'atteindre le but fixé par la stratégie: une stratégie suppose la coexistence de plusieurs tactiques possibles pour maîtriser l'objectif. Mais il faut aller plus loin, et relativiser ce second sens lui-même, du point de vue d'un troi­sième, qui récupère les deux précédents et apporte quelque chose de nouveau et de nécessaire: une tactique, et même une stratégie, ce n'est qu'un moyen, ce n'est qu'un outil parmi bien d'autres; un tracé sur une carte, ce n'est qu'un moyen, ce n'est qu'un outil; une option possible entre deux ou trois ou dix tracés, ce n'est encore qu'un moyen, qu'un outil, parmi d'autres. Loin d'être la condition nécessaire d'une bonne méthode, un programme n'est qu'un moyen, parmi d'autres possibles, de définir une méthode. Et le programme lui-même présuppose d'autres outils pour pouvoir être réalisé. Dans la conception traditionnelle, donc, la méthode se définirait par le trinôme : objectif + programme + outils. Et si l'on veut bien admettre que le programme est un outil, un moyen en vue d'une fin, la méthode traditionnelle se définit par le binôme généralisable : méthode = objectif + outils (étant en­tendu que les outils, les moyens, ne sont pas contradictoires entre eux, ni contradictoires avec l'objectif: les moyens ne doivent ni se contredire, ni contredire la fin). Notre définition semble donc récupérer celle de la tradition, en même temps qu'elle ouvre d'autres voies. Il reste à préciser quelles sont ces voies.
Mais rien ne sert d'être pressé, et nous devons nous demander si la notion de "Programme" n'ajouterait pas quel­que chose de précieux, qu'un dédain trop présomptueux de la tradition risquerait de nous faire perdre. Recuire la méthode à n'être qu'un ensemble cohérent de moyens en vue d'une fin, n'est-ce pas d'une décevante simplicité,
et peut-être d'une simplicité trompeuse, fallacieuse, illusoire ? Lorsqu'on nous donne un but, et les outils pour atteindre ce but, ne sommes-nous pas souvent désemparés ? Si un chef d'Etat dit à son armée: "Prenez le terri­toire voisin, voici une bombe thermonucléaire, cent avions, mille tanks, dix mille canons, etc.", il risque de laisser une trop grosse responsabilité à ses généraux, c'est-à-dire ou de les rendre craintifs et désemparés, ou de les rendre orgueilleux et d’autant plus dangereux. Si l’on vous dit : « Allez au pôle Sud, voici une boussole, une carte, un équipement contre le froid polaire et autant de nourriture et de carburant qu’il sera nécessaire », vous demanderez en plus,beaucoup d’instruction et de renseignements, ne serait-ce que pour vous éviter de faire des dépenses inutiles, de perdre du temps et de tomber dans des dangers prévisibles. Réduire le programme à n’être qu’un outil parmi les autres, ne serait-ce pas un simple jeu de mots ? Certes, un programme est un outil, un moyen, mais ce n’est pas un outil comme les autres: c'est un outil qui contient en lui-même une dynamique, un ordre, un mode d'emploi, une autorégulation, un avenir, c'est un moyen dans lequel est inscrite la fin elle-même ; ce serait donc l'outil suprême, le moyen qui indiquerait lui-même les difficultés, !es dangers, les obstacles à sa propre utilisation et les possibilités de résoudre ces problèmes: bref, la panacée- Le programme idéal serait un gros manuel dévelop­pant une progression rigoureuse et prévoyant toutes les difficultés possibles: il suffirait de le suivre pour réussir.
Cette certitude de la supériorité de la méthode incluant parmi ses outils un programme préfabriqué, est, elle aussi,
trompeuse, fallacieuse, illusoire. Elle ne tient pas compte de deux éléments pourtant indispensables à la réalisation de toute méthode: la situation ou le contexte d'application de la méthode, et les êtres humains chargés de l'appli­quer ou de la subir. Car tout contexte est toujours particulier, et ne peut se définir que pour un temps donné et pour un lieu donné. Et les êtres humains chargés d'appliquer et/ou de subir le programme sont encore plus par­ticuliers, et rebelles à toutes prévisions, à toutes programmations: on peut, certes (mais pas toujours) les faire rentrer de gré ou de force dans le programme, leur faire ingurgiter de gré ou de force le programme, mais est-ce alors vraiment accomplir le programme: "faire le programme" est parfois un rite illusoire, bon pour l'administra­tion qui se contente de feuilles de présence (signées par qui ? contrôlées par qui ? ) et de tableaux statistiques qui ne donnent aucune information sur la qualité du travail accompli. Quand il s'agit de choses sérieuses, il n'y a que le résultat qui compte, et non la fidélité à l'accomplissement d'un programme. Même dans l'art militaire, où la notion de discipline joue un certain rôle, il y a au moins deux conceptions de la méthode la plus efficace: la méthode prussienne ou française où, si possible, tout est prévu par le règlement, y compris le moyen de gagner une guerre (et l'histoire a montré que le plus sûr moyen de la perdre était de respecter ce règlement) ; et la méthode américaine, ou vietnamienne où, à tous les échelons, la plus grande décentralisation est mise en oeuvre, chaque échelon recevant un objectif et la plus grande liberté d'initiative possible pour atteindre son objectif. Mais ce dernier exempte, qui tend à assouplir la notion de programmation (en incluant une non-programmation au sein de chaque étape elle-même programmée) est lui-même fallacieux: il oublie que la guerre n'est que la politique menée selon certains moyens, et que, dans une démocratie, il incombe à tous les citoyens non seulement d'obéir aux ordres pour gagner la guerre, mais aussi de décider si l'on fera ou non la guerre, et jusqu'à quel point, selon quels buts et quels moyens compatibles avec ces buts.
Nous approchons de la pédagogie, et des problèmes de formation des adultes (car nos étudiants sont souvent
adultes, en tout cas presque tous majeurs, et, de toute façon, bien proches de l'âge adulte: le meilleur moyen de
les aider à accéder à leur maturité n'est sans doute pas de les laisser en tutelle, ni de tout programmer à leur place). Reprenant notre définition de la méthode (ensemble cohérent de moyens en vue d'une fin), est-il utile ou non, quand il s'agit de pédagogie et/ou de formation des adultes, d'inclure dans la méthode, parmi les différents outils et organiquement liés à eux, un programme pré-établi ? Là encore il faut s'entendre sur le mot "programme", Si un programme est la fixation d'un objectif sans tenir compte des besoins, des possibilités, des intérêts et des motivations de ceux qui doivent l'accomplir, un programme est non seulement inutile, mais nuisible. Si un pro­gramme est un plan de travail élaboré en accord avec ceux qui veulent ou doivent l'accomplir, plan de travail définissant les objectifs principaux acceptés par tous, les objectifs secondaires choisis par certains, et un certain nombre de procédures ou étapes (pouvant être à tous moments modifiée en fonction de l'expérience) pour atteindre ces objectifs, alors un programme, c'est-à-dire une auto-programmation, est non seulement utile, mais nécessaire. Ce fut une erreur de ma part (erreur peut-être provoquée par le souci de réagir contre les habitudes de la raideur française, pour me mettre à l'école de ce qui est peut-être une sagesse brésilienne... mais cette sagesse a parfois une allure étonnamment souple, pour ne pas dire fluide et désordonnée) de ne pas insister sur la nécessité d'un plan de travail, afin de mettre l'accent sur la nécessité d'être à l'écoute des motivations imprévisibles des étudiants. En réalité, ces deux nécessités se conjuguent nécessairement: l'expression et la satisfaction des motivations et des besoins profonds n'est jamais l'oeuvre d'un miracle, de la spontanéité, de l'instant: ce n'est pas un moyen donné au départ, c'est toujours l'oeuvre d'un travail, qui demande du temps, de la réflexion et, précisément, une auto-programmation permanente, permettant de faire à chaque instant la synthèse des besoins présents et à venir, et de la dépasser (de progresser) en fonction des résultats acquis; et, inversement, il paraît évident que le meilleur programme est celui qui réussit à intégrer toutes les questions, toutes les motivations éveillées petit à petit chez les étudiants par le simple énoncé des objectifs du professeur. C'est par une erreur grossière qu'on a souvent taxé la pédagogie Freinet de "spontanéisme" Freinet a toujours insisté sur l'importance de l'organisation et des plans de travail.
Ces réflexions faites, on pourra peut-être donner une image plus juste de ce qu'est la "pédagogie Freinet" (cette
expression n'était qu'un terme commode pour désigner une méthode moderne de formation, ou d'enseignement-­recherche, dans un domaine quelconque, et pour une discipline ou spécialité quelconque: cette méthode peut devoir beaucoup à Freinet, ou ne rien lui devoir du tout; le nom de Freinet ne doit pas être un obstacle au but que lui-même se fixait, et l'on peut indifféremment, suivant les pays ou les époques, suivant les circonstances, parler, dans le même sens, de la "pédagogie Rousseau" , ou de la "pédagogie Pistrak" ; peut-être aurais-je dû proposer cette méthode sous le nom de "pédagogie Rousseau", nom universellement respecté, même s'il est parfois détesté ; peut-être aurais-je dû proposer le nom de Pistrak, apparemment ignoré au Brésil et oublié dans son pays d'origine : on aurait pu croire à un nom fictif ou même canularesque : Pistrak a pourtant été réédité en français grâce à un éminent professeur d'Histoire de l'éducation de l'Institut Catholique de Paris, chez le respectable éditeur Desclée de Brouwer. La pédagogie Freinet n'est pas une simple "approche" ou "attitude informelle". C'est sans doute une "approche", un "tâtonnement expérimental", comme disait Freinet lui-même, qui se défiait des fausses sciences et des prétentions prématurées des savants à construire ou régenter des processus aussi complexes que ceux de l'action éducative. C'est sans doute aussi une "attitude", car le choix d'une méthode implique toujours une ou plusieurs attitudes, et, au minimum, le refus de certaines attitudes au profit d'autres attitudes. Si l'on prend le mot « informel" au sens le plus proche du mot américain "informal", alors la pédagogie Freinet est délibérément, rigoureuse­ment, formellement c'est-à-dire selon des formes et des techniques bien définies, "informelle" : elle sait que "l'es­prit de sérieux" est le plus grand ennemi du sérieux véritable, que l'esprit de sérieux tourne toujours le dos aux choses sérieuses, que les prétentions dogmatiques, méthodologiques ou même scientifiques des balbutiantes sciences de l'éducation (sans parler des sciences humaines) ou des spécialistes de l'enseignement des langues étrangères, ou de la majorité des manuels scolaires et universitaires, ont moins de poids et d’utilité que toute expérience cons­ciencieuse d'un enseignant ordinaire n'ayant pas perdu tout esprit d'initiative et tout goût du dialogue avec ses élèves. Mais si par "informel" on sous-entend "informe", les développements qui suivent essaieront de montrer que la pédagogie Freinet pour l'enseignement des langues étrangères, et particulièrement du français instrumental, suit un chemin rigoureux et se développe selon des formes précises, selon un ensemble cohérent de moyens mis en place progressivement, selon une progression non linéaire, ni irréversible, ni unique, mais selon une progression nécessaire et rigoureuse. Je parle aussi d'enseignement ordinaire: la méthode Freinet a été explicitement conçue pour servir dans l'enseignement public, dans les petites écoles de campagne comme dans les petites facultés de "l'intérieur", pour des gens très ordinaires, simplement consciencieux et aimant leur métier, des gens qui ne disposent pas nécessairement de grands moyens intellectuels ou financiers. Si, parmi eux, il y a des gens brillants, tant mieux, ou tant pis (car le brillant n'est pas nécessairement une qualité, et peut masquer une nullité profonde). La pédagogie Freinet n'est pas réservée aux équipes brillantes de professeurs super-formés et ultra-recyclés, mais à tout enseignant de bon sens, consciencieux et pourvu d'un minimum d'esprit d'initiative.
Avant de présenter quelques réflexions sur la méthode Freinet applicable et appliquée au problème du Français dit Instrumental (je préférerais dire, plus classiquement, le Français Instrument) , je voudrais faire brièvement une der­nière mise au point ou mise en garde: il ne suffit pas "d'appliquer" la méthode Freinet de façon ponctuelle, ou dans une brève période, pour la connaître vraiment. Là encore, je dois rectifier une erreur que j'ai souvent com­mise: pour mieux faire comprendre non seulement en parole, mais en action, ce qu'était cette pédagogie, j'ai laissé croire qu'une simple conférence sur la pédagogie Freinet, conférence faite selon l'esprit ou l'attitude propre à la pédagogie Freinet, où l'on parlerait des techniques Freinet en les appliquant, suffirait pour ne pas faire de contre-sens à son sujet. C'est ainsi qu'en deux heures de temps j'ai parfois, avec des auditeurs quelconques, exposé, pratiqué ou fait pratiquer le texte libre, l'organisation coopérative du travail et les techniques de communication ouvrant le groupe sur l'ensemble de la société (compte rendu, journal, correspondance, imprimerie, télécommunica­tion, etc.). Cela donnait l'illusion qu'on pouvait se débarrasser facilement des mauvaises habitudes (passivité, peur, désordre, irresponsabilité, inhibition, manque d'imagination) acquises grâce à un enseignement hyper-programmé, où les examens étaient plus importants que ce qu'on cherche à examiner, et à plus forte raison que ceux qu'on examine. Par exemple, une de mes amies a sincèrement tenté d'appliquer la méthode Freinet (ou plutôt l'une des techniques Freinet, celle de l'entretien, où l'on s'efforce d'aider les étudiants à exprimer leurs questions profondes, leurs centres d'intérêt) pendant un mois: et, voyant que les étudiants, sauf un, n'arrivaient pas, au bout d'un mois, à exprimer leurs intérêts profonds, et par conséquent ne réalisaient même pas ce qu'ils étaient engagés super­ficiellement à faire, elle a pu en conclure qu'il valait mieux revenir à une méthode traditionnelle. En fait, d'une part, elle n'était pas revenue à une méthode traditionnelle, mais elle avait trouvé ou retrouvé sa méthode personnelle, (car ce qu'elle pouvait appeler "traditionnel" était en fait finalement intégré aux préoccupations de la vie moderne, y compris par l'humour et la sensibilité), d'autre part elle n'avait pas réellement appliqué la méthode Freinet (1) (sans parler du problème essentiel de l'induction, au sens où l'on parle d'un "courant induit" : le succès de toute technique dépend de la conviction avec laquelle on l'emploie; même si cette conviction n'est pas suffisante, elle est nécessaire). Les techniques Freinet supposent que l'on n'a pas peur de perdre du temps, et que tout travail motivé, quel qu'il soit, sur un terrain donné (par exemple l'apprentissage de la langue française) est le meilleur moyen de progresser le plus rapidement possible. Mieux valait, pour appliquer les techniques Freinet, consacrer la totalité des séances à la recherche (intégrant l'utilisation de la langue française, puisque c'était la seule contrainte librement choisie) des centres d'intérêt profonds des étudiants, même si ces étudiants étaient ainsi conduits, passagèrement, à un sentiment de frustration provisoire: s'ils arrivaient à la conclusion qu'ils étaient "incapables" de proposer des sujets personnels, le professeur n'en était que plus à l'aise pour les aider à reprendre confiance dans leurs capacités; s'ils arrivaient à la conclusion qu'ils étaient "paresseux" et qu'ils avaient besoin d'une poigne de fer pour être obligés de travailler, le professeur n'en était que plus à l'aise pour les amener, même s'ils ne s'en rendaient pas compte, à fournir une certaine somme de travail, et à acquérir, sans trop souffrir, un certain nombre de structures, de vocabulaire, et de connaissances des réalités françaises, y compris dans les domaines de leur spécia­lité professionnelle, technique ou scientifique. Enfin, il n'existe jamais de conditions idéales de travail: s'il y en avait enfin, ce serait les pires, puisque les plus artificielles et les plus exceptionnelles, sinon miraculeuses. La "loi" normale de l'enseignement, dans tous les pays, est le manque de moyens matériels, des horaires aberrants, la fatigue, des classes surchargées, des changements et perturbations diverses, des décisions tardives de l'autorité admi­nistrative ou financière nécessaire au démarrage des cours, etc. Il ne faut certes jamais se résigner à cet état de choses, il faut au contraire lutter contre toute improvisation et toute surcharge, contre toute situation contradictoire avec le fonctionnement normal d'un groupe de travail et refuser toute tâche qui parait aberrante et mal organisée. Mais il faut savoir, sans illusion, que jamais (sauf miracle, toujours possible) on "n'appliquera" la pédagogie que l'on veut, et qu'on devra, à la fin du semestre, à la fin du cours, se contenter de résultats approchés: c'est déjà beaucoup, d'avoir pu s'adapter à des circonstances difficiles, et d'avoir fait de son mieux pour ne gaspiller ni son temps, ni le temps et l'argent des autres.
 
(1) Cette dernière ne se définit pas par une technique, mais par un ensemble cohérent d'au moins quatre techniques : l'entretien libre ou le texte libre, la correspondance interscolaire ou interuniversitaire, le journal scolaire ou le compte rendu, et la coopérative scolaire ou le groupe de travail coopératif. L'entretien libre n'est qu'un point de départ nécessaire: si les résistances des élèves ou du professeur (résistances intérieures ou habitudes superficielles ) sont trop fortes, il ne faut jamais insister, et il ne faut pas parler de pédagogie Freinet.
 
 
 
Ces éléments de dialogue (car il s'agit ici de dialogues réels entre collègues des Cours de Français Instrumental de l'Université de Sao Paulo, ainsi qu'avec les responsables des Services Culturels de l'Ambassade de France au Brésil qui ont financé et patronné l'opération) ne sont qu'une introduction au tableau (nécessairement incomplet, car c'est ici à chaque enseignant à le compléter, de façon inventive) de la méthode Freinet, c'est-à-dire de l'ensemble des techniques Freinet appliquées à la solution du problème du Français dit Instrumental. Pour la commodité, nous sché­matiserons en disant que l'objectif (ou le problème) consiste à apprendre le rnaximum de structures syntaxiques et de vocabulaire français en 60 heures, à des groupes d'étudiants d'une spécialité quelconque (à l'exception de ceux qui se destinent à devenir eux-mêmes professeurs de français ou interprètes de français), afin qu'ils puissent répondre eux-mêmes le moins mal possible, ou le mieux possible, à leurs besoins de langue française (lire ou parcourir des revues françaises, comprendre des films français, suivre des cours ou des conférences en français, lire ou écrire des lettres en français, suivre des émissions de radio, ou soutenir une conversation téléphonique minimale en français, etc.). Les habitudes ou les tendances technocratiques d'aujourd'hui ont d'abord parlé, à ce sujet, de "Français Scientifique et Technique", puis "d'Accès Rapide à la compréhension de la documentation imprimée en français" : l'expression de Français Instrumental est déjà meilleure, un peu moins abstraite que celle de Français Fonctionnel. le Français comme Instrument, cela suffit pour indiquer que l'enseignement du français n'est plus conçu comme l'accès à une langue, une littérature et une civilisation qui seraient une fin en soi ("l'universalité de la langue française", "la France, mère des arts", le prestige des grands écrivains français, complétés éventuellement par le champagne, le cognac, le camembert, l'Opéra, la Comédie Française, l'Académie Française, les Châteaux de la Loire: toutes réalités délicieuses, et qu'on apprécie encore mieux avec un peu d'esprit français, c'est-à-dire libéré de l'esprit de sérieux: voir plus haut), mais comme un instrument d'accès au monde contemporain, quels que soient ses aspects (techniques, scientifiques, culturels, nationaux, internationaux, coloniaux ou ex-coloniaux, militaires, pacifiques, économiques, commerciaux, financiers, poétiques, musicaux, plastiques, rationnels, imaginaires, affectifs, historiques, géographiques, socio-politiques, religieux, esthétiques, philosophiques, théoriques, pratiques).
On voit donc qu'une théorie correcte de la méthode, ou moderne discours de la méthode, distinguera et articulera l'aspect paradigmatique et l'aspect syntagmatique de toute méthode :
.aspect paradigmatique : ensemble d'outils fournis en vue d'atteindre une fin; parmi ces outils il peut y avoir un programme, mais ce n'est pas nécessaire: il peut arriver qu'un outil puisse être substitué à un autre, en cas d'absence ou de déficience ou de mauvaise adaptation de ce dernier à la réalité.
.aspect syntagmatique: ensemble cohérent d'outils avec mode d'emploi en vue d'atteindre une fin: exemple: le texte libre, seul, a un rendement de 50 %. Le texte libre et l'imprimerie, à eux seuls, ont un rendement de 60 %. Le texte libre, l'imprimerie, et la correspondance, à eux trois, ont un rendement de 70 %. Le texte libre, l'impri­merie, la correspondance, et la coopérative, ont un rendement de 100% .
 
Il faut aussi distinguer et articuler l'aspect synchronique et l'aspect diachronique de toute méthode :
.aspect synchronique: ensemble d'outils fournis à un moment quelconque en vue d'atteindre une fin.
.aspect diachronique: ordre d'apparition, d'utilisation et de disposition des outils nécessaires, en vue d'atteindre une fin: cet ordre d'apparition peut être soit un programme établi à l'avance, soit un mode d'emploi laissant des alternatives et des substitutions possibles pour l'utilisation ou la non-utilisation de tel outil en fonction des obstacles et du but.
 
L'idéal est l'articulation rigoureuse des aspects paradigmatiques et syntagmatiques, et des aspects synchroniques et diachroniques. Mais la difficulté principale, et la pierre de touche d'une bonne méthode, est sa mise en pratique adaptée aux circonstances: on voit donc que la condition nécessaire de la réussite, est la personne ou l'équipe
capable et désireuse d'appliquer la méthode. C'est pourquoi Freinet n'avait pas tort de se défier du mot de méthode employé par certains et dans certaines conditions, et d'insister sur l'importance des outils et de l'esprit capable et
désireux d'utiliser ces outils et d'en créer d'autres. Mais Freinet était également soucieux de réagir contre ceux qui lui déniaient le mérite d'avoir créé une méthode, et qui réservaient la dignité de méthode aux manuels scolaires et universitaires (dont le mérite principal, en fait, est d'enrichir les éditeurs, et accessoirement les auteurs de manuels ou de massifier un peuple au moyen d'un appareil idéologique d'Etat).
Ce ne sont d'ailleurs pas seulement les adversaires de Freinet, mais aussi certains de ses partisans trop zélés (peut­-être trop frénétiques) qui ont tendance à lui refuser l'honneur d'avoir créé une méthode: tous ceux qui tirent la pédagogie Freinet vers le "laisser-faire", la "liberté" (Freinet parle rarement de liberté dans l'abstrait, et plutôt de "texte libre", et "d'expression libre", et de "part du maître" correspondant à la "part de l'élève"), le désordre, la
"bagunça", ne lui rendent pas service. La pédagogie Freinet a pour mots-clefs .travail, co-responsabilité, expression libre, outils, sensibilité, société. A sa manière, Freinet est même partisan de la devise "Ordre et Progrès" : l'ordre véritable et un ordre profond, expression de la satisfaction des besoins individuels et motivations profondes de
tous, et c'est le contraire d'un ordre superficiellement imposé qui cache des carences et un désordre profonds; le progrès véritable est un progrès patient, profond, et non l'acquisition mécanique de quelques techniques, connaissances, recettes ou textes: le progrès est élévation, épanouissement, maîtrise de soi, maîtrise et dépassement des techniques des connaissances, bref, recherche indissolublement personnelle et scientifique.
C'est pourquoi, au terme provisoire de ces réflexions, nous sommes heureux de constater comme une convergence
de nos idées plus ou moins inspirées par Freinet, et des derniers textes produits par l'équipe du CREDIF :
"Fixation par chaque apprenant des objectifs prioritaires de son action d'apprentissage, en collaboration avec les animateurs de son programme, en tenant compte de son niveau de départ, de ses possibilités, de ses goûts, et de sa conception personnelle des échanges linguistiques.
La fixation de ces objectifs personnalisés suppose une évaluation lucide des possibilités réelles du sujet, un auto-con­trôle permanent des acquisitions, et une réévaluation continue des objectifs à atteindre en fonction des résultats
réellement obtenus (...)                                                                                                         ,
Apprenant, adultes et animateurs se placent les uns et les autres sur un plan d'égalité dans leurs rapports, fondés sur la solidarité, l'échange constant des connaissances, des informations et des services, la prise de conscience en com­mun des responsabilités mutuelles, des difficultés à surmonter, et des solutions à inventer à partir des «  données de base de la situation d'apprentissage ». (1 )
"Un objectif pédagogique défini sans les critères et les moyens d'évaluation correspondant est une mystification (...) Chaque individu construisant sa propre trajectoire de formation, il contribue nécessairement à déterminer les objec­tifs que, ce faisant, il poursuit. Il est donc indispensable que l'évaluation, co-naturelle à toute définition d'objectifs, soit aussi auto-évaluation (...) Les moyens à mettre en oeuvre ne sont manifestement pas de l'ordre du test ou du contrôle ponctuel. Ceux-ci sont en effet adaptés à une pédagogie "réceptive" (dite, vulgairement, mais très justement de l'entonnoir). Chacun s'accorde aujourd'hui à penser qu'une telle pédagogie ne correspond plus à la situation; il faut en tirer les conséquences: les instruments par lesquels on la valide sont eux-mêmes à transformer (...). Les besoins du "se formant" changent au fur et à mesure qu'il se forme, et cela fournit même une bonne base d'éva­luation de sa trajectoire d'apprentissage. La définition des objectifs doit prendre en compte cette mobilité, alors qu'une pure et simple analyse des besoins aboutirait à figer la formation »: (2)
"II y a enfin les hommes. Une utopie sur la formation est aussi un pari qui les engage. On suppose des forma­teurs qui sachent ce qu'est l'enseignement et ce qui est la recherche; qui aient acquis une spécificité et un domaine privilégié de compétence et d'expérience, mais qui puissent en sortir à l'occasion et retirer leurs néces­saires oeillères ; qui acceptent aussi, pour l'enseignement comme pour la recherche, un travail d'équipe, une concer­tation, des actions vraiment interdisciplinaires ; qui apprennent à dépasser la perception hiérarchisée des disciplines et des enseignants que leur donne généralement l'institution. Et qui puissent aussi obtenir de cette institution recon­naissance de ce qu'ils essaient de faire". (3)
Reprenant mes gros sabots, et fort de ces autorités amies, j'inviterai donc à relire de temps en temps, mais sur­tout à mettre en pratique, les vieux textes de Célestin Freinet, à commencer par sa "Grammaire en quatre pages", ou par l'Essai de psychologie sensible. Le plus gros problème du Français Instrumental est de susciter, en même temps que la conscience claire des obstacles (qui ne surgissent pas toujours là ou l'on les attend) et du but, l'équipe unie, amicale et dynamique qui, malgré les nécessaires et utiles désaccords de détail, sait ne se poser que les problèmes qu'elle peut résoudre en commun.
 
(1) Paul Rivenc, "Méthodologie S.GA.V. et auto.apprentissage.', VIC (Voix et Images du CREDIF, n° 3. 1974, page 23)
(2) Louis Porcher, "Question sur les objectifs", "Le Français dans le monde, mai-juin 1975, p. 11-12.
(3) Daniel Coste, "Vers une redéfinition de la formation initiale des professeurs de français", Le Français dans le monde. mai-juin 1975, p. 23
 
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