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Cauduro, été 1999

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Juin 2001

 

 

 
Athlinae

 

C’est mon premier stage avec le secteur Arts et Créations. Je suis perplexe devant l’idée de me construire un « fil rouge », qui doit me conduire vers une création. Je pose plusieurs questions qui traduisent mon inquiétude. On verra bien. En une semaine on a le temps d’y penser.
Je suis venue avec mon caméscope acheté deux mois plus tôt. Je ne sais pas trop ce que je vais faire avec, mais je filme, car je suis tout au plaisir de l’utiliser.

En arrivant dans le village, je n’ai pas manqué de remarquer la petite pancarte au pied d’un mur d’une maison en ruines : « attention vipères ».
Le soir, en promenade dans la nuit, tout à coup quelqu’un me dit : « Attention ! Un nid de vipères derrière toi ! » Je sursaute de frayeur.
J’ai vraiment eu peur. Je proteste à l’encontre du farceur. Mais l’émotion est là.
Je me mets donc dès le matin suivant à travailler sur les serpents. Je dessine. Cela fait des années que je n’ai plus dessiné, mais Hervé vient me voir et essaie de m’orienter autrement. Et si tu essayais la terre ? Il me conseille aussi de chercher dans la documentation. Avec le dessin de mon serpent décoré de jolis losanges sur le corps m’est venu un petit poème inspiré aussi de l’environnement dans lequel nous nous trouvons :

  Je suis reine
De ce pays de peine,
De trous
Et de cailloux.
Serpent,
Rampant,
Je me terre
Sous la terre.


 


 

 

Je fabrique un petit serpent en terre, je le peindrai plus tard.

Nous faisons un point collectif où chacun indique le thème de son « fil rouge ». J’annonce : « les serpents ».
Nouvelle discussion avec Hervé. Comme Reine est arrivée avec son « casablanca », matériel de montage vidéo numérique, l’idée vient de filmer comme la vision d’un serpent. Là, ça devient facile. Avec le caméscope, pour faire des changements d’échelle en réfléchissant au cadrage, ça m’intéresse. Essayer de filmer aussi ce que voit le serpent lorsqu’il rampe…
Pendant ce stage, nous ne restons pas sur place en permanence. Plusieurs visites sont programmées dans les environs. J’emporte le caméscope à chaque fois évidemment, avec mon idée de serpent en tête. Maintenant je sais quoi filmer.

A Ensérune, je trouve des petits trous dans la terre, entrées probables d’abris animaliers que je filme en gros plan. En fin d’après-midi, nous découvrons un grand serpent mort, probablement une couleuvre, blessée à la tête par une moissonneuse. Je tourne autour et observe la forme de ses écailles et sa couleur. Puis j’essaie de la toucher. Ce n’est pas facile. J’y parviens un tout petit peu. Le corps du serpent inerte en plein soleil est déjà investi par les mouches. Nous renonçons donc à l’emporter.

A Minerve, dans l’immense grotte que nous traversons à pied, je prends des images en choisissant le cadrage pour changer d’échelle. L’énorme entrée de la cavité devient entrée de terrier de serpent.

Sur place à Cauduro, pendant les temps de travail personnel, chacun s’active sur son idée. Je découvre que c’est fatigant de créer ! Je suis parfois si lasse que je monte m’allonger un moment sur mon lit.
Et puis un matin, je me réveille très tôt et j’ai dans la tête une histoire, une sorte de conte, qui parle de l’abandon d’un bébé fille. Ce réveil matinal avec cette impérieuse nécessité immédiate d’écriture est une expérience nouvelle. C’est l’émotion forte, incontrôlable, déclenchée par la construction imaginaire de cette histoire qui est le moteur, qui porte, qui tire, qui pousse et bouscule hors de moi les phrases et les mots qui existent déjà, qui sont prêts à être écrits. C’est ce jour-là que j’ai compris ce que pouvait être «un « texte libre libre ».

L’abandon

Athlinae naît un petit matin d’hiver. La grande cheminée tiédit à peine la chambre. On prévient son père.
Lorsqu’il découvre que le bébé est une fille, le seigneur entre en fureur. Il ne supporte pas l’idée d’avoir une fille.
« Ma femme, tu n’es bonne à rien. Une fille ! Je ne veux que des garçons ! Je t’avais prévenu !
Les filles, ça ne sert à rien, c’est paresseux et menteur, on ne peut pas compter sur elles ! Et elles parviennent toujours à vous ensorceler ! Même ma maîtresse ne m’est pas fidèle !
Je n’en veux pas. Tu en auras d’autres, des fils. Il faut s’en débarrasser. »
La jeune mère épuisée crie puis pleure doucement.
Il sait qu’il ne peut faire confiance à personne.
Il s’empare de l’enfant et part avec elle sur son plus vieux cheval. Il se dirige vers la forêt.
Athlinae se sent bien contre son père. Elle le regarde. ? Elle regarde les feuillages. C’est le matin. Il fait beau.
Il descend de cheval et la regarde. Il découvre alors qu’elle est incroyablement jolie, avec ses yeux bleus de nouveau-né, ses petits cheveux blonds, sa petite frimousse et ses mains toutes fines.
Mais il a décidé. Il a été trop déçu. Il lui dit :
« Tu n’es pas ce que j’attendais. Je ne veux pas de toit parce que tu es une fille. Tu m’as trop déçu. Débrouille-toi. »
La toute petite fille le regarde avec attention. Il la dépose sur la mousse, lui fabrique un petit abri de branchages et s’enfuit sans se retourner.
Athlinae se met à pleurer doucement. Elle s’endort la faim au ventre et la solitude au cœur.
Il revient le lendemain et ne la retrouve pas. Il regrette un peu, mais se dit : « J’en aurai d’autres des fils. Tout va pour le mieux. »

Je suis passée à un autre thème de travail. J’ai l’impression d’être dans un sujet plus profond, plus personnel. Le lien entre la phobie des serpents et le rejet du sexe féminin ne m’apparaît là que sur le plan mythologique. Je me sens dans quelque chose de très intime, et en même temps d’indéfinissable.
Lors de la mise en commun sur l’avancement de nos créations, je déclare mon nouveau thème : l’intimité. Je voudrais faire une vidéo, mais je pose le problème des deux sujets de travail distincts que je ne sais pas comment relier. Est-ce que je dois en choisir un ? Faire deux choses différentes ?

Hervé me rassure en expliquant que je peux faire deux parties juxtaposées dans ma vidéo. Que leur assemblage consécutif peut faire sens. Me voilà rassurée et prête à continuer. Je reçois aussi des informations, des invitations à documentation liées à mon thème. Je sais que ce n’est pas le moment. Je ne peux m’occuper que de ma démarche intérieure.
J’entreprends donc de filmer les images qui me manquent, et je commence le montage. Je lis une partie de la notice du « casablanca » et je m’y mets. Il ne me reste que deux jours.
Vient alors un temps de recherche d’images et de techniques.

L’histoire de la petite fille abandonnée, je l’enregistre dans un endroit calme et isolé : entre les quatre murs d’une maison en ruines du village. La petite fille, je l’ai nommée Athlinae, recomposé avec les lettres de mon propre prénom. Il est beaucoup question de regards dans cette histoire. Et ici, j’ai essayé de ne pas mettre mes lunettes de myope. Je filme des yeux en gros plan pour les images de l’histoire d’Athlinae.
Ma vidéo, avec en première partie des prises de vue comme si la caméra était un serpent, comme si elle filmait ce qu’un serpent voit, puis les yeux avec l’histoire des regards d’un père et de son bébé qu’il abandonne, elle s’appellera finalement « REGARDS ».
Un soir nous regardons un reportage sur le sculpteur Ousmane Sow, et j’observe particulièrement la façon dont a été filmé son travail. En regardant ma vidéo, je m’aperçois que je filme comme je vois : de très près !
Pour conclure je reprends ici ce que j’ai écrit pour terminer cette création vidéo :

 

Je ne suis pas
ce que tu voudrais que je sois.
Je suis moi, et c’est déjà pas si mal.
Je ne fais pas
ce que tu voudrais que je fasse.
Je fais ce que je décide,
et c’est déjà pas si mal.
Je ne ressens pas les émotions
que tu voudrais que je ressente.
Ma colère et mon plaisir,
ma tendresse et mon affection,
Ma répulsion
et mon angoisse sont miens.
Et c’est déjà pas si mal
Parce que je suis vivante !


  sommaire n° 97  

Cauduro, lieu mythique

Figuration humaine

Itinéraire d'une création

Photos d'autres "fils rouges"