Raccourci vers le contenu principal de la page

Deux Freinet?

Dans :  Mouvements › mouvement Freinet › 
Janvier 1995

A la suite de l'intervention de Maurice Berteloot aux Journées d’Etudes de Roanne, enregistrée par Luc Bruliard et mise au net par Clem Berteloot pour la revue "Les Amis de Freinet", Paul Le Bohec nous fait part ici de sa lecture des conceptions pédagogiques de C. Freinet.

Deux Freinet ?

 

Dans son intervention, Maurice s'étonne qu'on ne parle guère que du Freinet d'avant 1951, alors qu'il a vécu jusqu'en 1966. Pour moi, il n'y a qu'un Freinet qui a privilégié l'un des termes de la contradiction programmation - stratégie dans laquelle il se trouvait enfermé. (Voir Morin : La Connaissance de la Connaissance.)

Programmation ou stratégie ?

Comme tous les Hussards Noirs de la République, Freinet pensait qu'il fallait instruire les enfants du peuple.

Il fallait leur permettre d'acquérir des outils intellectuels, essentiellement des programmes de résolution.

Mais si Freinet acceptait facilement l'école, il n’acceptait pas l'écolier, c’est- à-dire l'enfant qui se dépouille de sa personnalité pour jouer le jeu demandé par les adultes. Car il avait une expérience de la vie rurale.

Il savait que les êtres vivants ont des stratégies propres. Dès lors, il n’était plus possible pour lui de faire ingurgiter des programmes uniformes à des élèves types. La question qui se posait, ce n'était plus de savoir comment faire rentrer les programmes dans les élèves, mais d'aider les enfants à "se rentrer” dans les programmes. Ne serait-ce que pour des raisons de rentabilité de l'apprentissage. Mais, déjà, se pointait là l'idée d'une éducation en relation dialogique avec une instruction. Au début de sa carrière, Freinet n'avait pas eu de questions à se poser parce que sa vision initiale correspondait à l'état de la société dans laquelle il vivait. Pour résoudre des problèmes, il fallait des outils. Il fallait donc apprendre à les manier pour pouvoir les utiliser " à bon escient". Pour l'enseignant d'autrefois, - et encore pour tant d'enseignants d'aujourd'hui ! - la tâche était claire. Il fallait que les enfants soient dotés de programmes. Donc, on leur faisait faire le nombre de problèmes, d'opérations, d'exercices de grammaire, de conjugaison, d'orthographe, de vocabulaire... nécessaires à l'ingurgitation des programmes par un maximum d'élèves. Et ceci, en pleine écrivance, c'est-à-dire, extérieurement aux enfants, sans qu'aucune trace de leur personnalité ne puisse apparaître.

Au contraire même, il fallait soigneusement s'en garder. Il fallait apprendre à régurgiter tous les clichés : la prairie émaillée de pâquerettes, la rivière qui serpente dans les prés, le rideau de peupliers qui la révèle, les primevères au revers des talus, les trilles du rossignol ...

Une liturgie bien huilée

Et les maîtres eux-mêmes essayaient d'être d'irréprochables fonctionnaires en blouse grise, sévères, équilibrés, justes, sereins. Généralement, ils se souciaient peu de faire "devenir" l'enfant. Non, ils le prenaient tel qu'il était, tel que la vie l'avait fait. On le jugeait souvent sur ce qu'il était, sans guère se soucier de le faire progresser.

On constatait que "son" français valait 4/10. C'est tout, on constatait. Il est vrai qu'avec 40 élèves, on ne pouvait guère faire autrement. Mais l'industrie florissante avait besoin d’un maximum de travailleurs suffisamment formés pour ce qu'on attendait d'eux.

Alors, on travaillait les programmes :

" Un train part à 8 h 47 de Paris. Il se dirige vers Brest (à 655km) à la vitesse de 110 km à l'heure. Un train part de Brest à 9h24- Il roule à la vitesse de 90 km à l'heure. Où et quand se croiseront-ils ? "Un négociant achète une barrique de 2281 de vin. Elle contient 5% de lie. Combien pourra-t-il vendre de bouteilles de 75 cl à 1 F 25 le litre ?"

... " chien : nom commun, masculin, singulier, sujet de aboie. un berger, une bergère, un boulanger, une boulangère ... un coiffeur, une coiffeuse, un voleur, une voleuse ...

Combien en avons-nous fait de ces exercices ! Et le jour de l'examen, à peine avions-nous écrit : train ou négociant que, déjà, se mettaient à danser devant nos yeux les deux ou trois programmes qui allaient pouvoir convenir en la circonstance. C'était une machine bien huilée. On regardait les instructions sur le distributeur. Bon !

On appuyait sur un bouton : ... trictractric, ... tractrictrac.... on avait le paquet de gâteaux.

Résolution d'une équation: x 2 - 4 = O Trictractric:

(x+2 ) (x-2) = O Tractrictrac : x = 2 ou x = -2.

C'est ainsi qu'on rentrait à l'Ecole Normale.

Tout le monde acceptait ce système. Même Freinet. "Je persiste en effet à penser que nous ne sommes jamais ennuyés par les programmes, mais seulement par les examens. "

(Lettre du 4-3-64.)

Voici également ce qu'il écrivait dans une lettre circulaire, le 5-3-62 :

"Le Bohec se plaint de sa classe chargée de 28 élèves. C'est la classe idéale. Et tout ce qu’il dit à ce sujet nous apparaît de ce fait comme erroné. Les problèmes solutionnables avec 25, 28 élèves ne le sont pas toujours avec 35, 40 élèves.

C’est évident. Mais 28, la classe idéale ! Oui, pour faire des programmes ! Cependant, il se plaignait tout de même:

"D’accord avec toi aussi pour ce qui concerne l'imbécillité des épreuves du CEPE. " ( Lettre du 15-6- 59).

Il est évident que Freinet était de son temps. Il s'est trouvé placé à une époque charnière : de son temps, l'école était le seul lieu de l'information,

Pas de radio, télé, livres, journaux, ... Il n'y avait qu'à l'école qu'on pouvait recevoir de l'information, et on l'apprenait même par cœur ! Mais vers la fin de sa vie, les choses commençaient sérieusement à changer.

Aujourd'hui, tout est changé. Maintenant, à ['école, on doit apprendre à traiter une information débordante, c'est-à-dire à être toujours capable d'en tirer le meilleur profit dans son intérêt ou celui du groupe.

Gilles de Gennes dit ;

" Autrefois, l'école était essentiellement rurale et il lui revenait de communiquer le goût de l'abstraction ... La situation est aujourd'hui renversée, il lui faudrait redonner le sens et le goût du concret. "

Freinet, de son temps ? Oui ! Mais il faut croire qu'il l'est aussi du nôtre puisque ses idées continuent à se répandre à la surface du globe.

L’enfant est une personne

Cela provient de leur universalité. Elles restent vraies en dehors de toute contingence. Il avait eu cette idée étonnamment originale qu'en éducation, il fallait aussi se préoccuper de la personne de celui qui apprend.

Tout aurait été pourtant si simple autrement, si mécanique, si automatique même. Mais Freinet n'avait pas voulu ignorer l'existence des particularités des diverses personnalités. Et toute sa pédagogie s'en est trouvée changée. Certes, il n’avait pas été le seul à en faire le constat. Mais, lui seul, s'était soucié d'en tenir compte.

La nouveauté, chez Freinet, c'est la prise en compte du mouvement, du dynamisme de l'être porté vers la croissance et le développement maximal de ses potentialités. Dans une constante restructuration en fonction des évolutions de l'environnement.

C'est pour cela que son idée est si actuelle dans notre société en constante accélération ...

Et si le mouvement de l'Ecole moderne a pu survivre à son fondateur malgré toutes les vicissitudes liées aux chocs des personnalités de même niveau, c'est précisément dû au fait qu'il soit resté un mouvement en mouvement.

Et, moderne de surcroît, c'est-à-dire toujours au fait des nouvelles possibilités techniques, adaptées, expérimentées et réellement vécues en situation réelle dans les classes. En recherchant toujours le profit maximal qu'en pourraient retirer les enfants.

Ce qui apparaît de plus en plus évident, c'est qu'il faut dans notre monde changeant actuel que l'école apprenne aux enfants à développer des stratégies.
C'est dans la pratique de la méthode naturelle d'apprentissage appliquée à l'enseignement des mathématiques qu'on se trouvera le mieux à même de se saisir des données de ce problème de la stratégie. Certes, on peut se constituer un fichier de situations intéressantes et proposer, par exemple :

J'ai deux fois l'âge que vous aviez quand j'avais l'âge que vous avez. Quand vous aurez l'âge que j'ai, nous aurons ensemble 90 ans.

Quels sont nos âges ?

Ce fichier, c'est le régal des didacticiens. Ils ont fait des progrès et s'intéressent au libre cheminement du groupe-classe en cette circonstance. Ils confrontent les différentes stratégies. Et rien que cela, c'est un renversement de conception. Mais c'est rester à la moitié du chemin.

Le fichier est une première étape

C'est en fait conserver le pouvoir et ne pas taire assez confiance à l'inventivité, l'intelligence, les capacités du groupe d’enfants. La méthode naturelle basée sur l'expression-création, c'est bien autre chose.

On y est constamment confronté à des situations nouvelles. Il faut toujours se mobiliser pour taire face à l'inconnu et donc développer des stratégies de recherche, de dépassement, d'évitement, de questionnement, de résolution... Et, précisément, nous sommes dans une société où il faut continuellement s'adapter à des situations nouvelles. Autrefois, il fallait deux générations pour que les choses changent vraiment. Et, maintenant c'est tous les 5-10 ans : 78 tours, 45 tours, 33 tours, hi-fi, chaîne, magnétoscope, compact, CD ROM. etc. Cela va a une vitesse ! Et encore plus vite du côté de l'image ! Autoroutes de l'information, arbres de connaissances ...

Les changements s’accélèrent...

De quoi être affolé. Le difficile, comme disait déjà Gilbert Paris, c'est d'apprendre à oublier ce que l'on sait. Il ne s'agit plus d'approfondir un savoir mais de changer totalement d'angle de vue. Alors, la programmation, ce ne doit plus être le souci dominant.

Mais elle continuera à exister, même en méthode naturelle car elle est aussi une donnée de l'être humain. Qu'est-ce qu'un programme, sinon une stratégie qui a plusieurs fois réussi.

« Une expérience réussie au cours du tâtonnement crée comme un appel de puissance, et tend à se reproduire mécaniquement pour se transformer en règle de vie." (Septième loi : Psychologie sensible p.33) »

Il y aura donc des répétitions spontanées pour l'assimilation. Et également, à l'intérieur du groupe, des modes qui permettront les reprises, les retours, les revisitations bref la répétition : les billes, les quadrillages, les équations, les vecteurs... Aucune inquiétude à avoir : il y aura assimilation. Mais alors, la programmation, les fichiers, les logiciels ! A la poubelle ? Ah ! que non !

C'est qu'ils sont divers, les petits des hommes ... Leurs styles cognitifs diffèrent grandement.

Certains, les sérialistes, s'installent avec bonheur dans la programmation, ils voudraient construire leur savoir brique par brique : la fiche 81, puis la fiche 82...

Alors que les holistes, (les globaux) aussi nombreux, voient d'abord l'ensemble, ils pressentent, ils anticipent, ils créent un modèle, ils descendent vérifier un point de détail, puis ils repartent. Entre ces deux extrêmes, il y a tout un éventail. - sans compter l’incidence de la présence ou non de la liberté. Et, pour la plupart, il y a des temps de recherche, d'excitation devant des perspectives, des enthousiasmes collectifs... et des moments de recharge, de consolidation, de mise au point, de respiration avant de repartir.

C’est une erreur très répandue de croire qu’on apprend par additions successives. Non, il y a des flashes, des feedbacks, des perlaborations, des remémorations, des maturations ... Mais l’école ne s’en soucie guère.

... mais les enfants restent des enfants

Tout n'est pas changé : l'être humain reste l'être humain. A nous de taire le tri. Mais il faudra un maître du 3ème type. Celui qui aura le souci de permettre à l'enfant lancé sur sa trajectoire de première enfance de rester en marche et de développer au maximum ses potentialités.

Nous le construirons ensemble. Mais Freinet ?

Son souci fondamental était de faire progresser la pédagogie dans la masse des enseignants.

Il écrivait :

"J'ai toujours dit qu'il existe clans 1‘enseignement une infime minorité d'éducateurs de race qui réussissent mieux que nous avec nos techniques, et cela avec une adaptation des anciennes méthodes ou tout simplement sans méthode. Ce n'est pas pour eux que nous parlons ou écrivons, mais pour la masse des 99,5% des instituteurs qui n'ont ni les possibilités, ni les dons de ces éducateurs d'élite. Pour cette masse, dont nous sommes, il fallait trouver des principes, des outils et des techniques qui leur permettent d'obtenir avec plus d'intérêt, et donc avec moins de peine, un rendement plus efficace.

(Lettre circulaire du 5-3-62.)

Une pédagogie de masse, une pédagogie pratique

"Nous pouvons certes continuer nos expériences, mais si nous voulons que nos techniques imprègnent un jour prochain toutes nos classes, il nous faut trouver un moyen à la portée de la masse des instituteurs. Le moyen, c'est l'organisation technique du travail, l'introduction à l'école d'outils libérateurs et le moyen de se servir de ces outils. (Lettre du 5-11-61.)

Et c'est pour cela que Freinet a consacré ses dernières années à la mise au point des bandes enseignantes. Mais ses idées géniales sur la globalité de l'être, le tâtonnement expérimental, l'expression libre, le calcul vivant, l'étude du milieu ... n'en continuaient pas moins leur chemin. Car sous la direction d'Elise, des équipes de recherche s'étaient constituées, principalement sur l'expression-création. Et c’est ce secteur de l'I.C.E.M. qui a exploré ce domaine de la stratégie. Freinet suivait ces expériences avec intérêt, témoin cette lettre à propos des cahiers de "Rémi à la conquête du langage écrit" (traitement d'une dyslexie... et d'un dyslexique) :

"Très bien aussi, tes observations concernant le contenu des textes. Et c’est conforme à tout ce que j'ai pu écrire. Avant de raconter son milieu ou de le décrire, l'enfant a besoin de le reconnaître, de s'affirmer. Et, en somme, nos textes de rêverie, de contes, de poésie se présentent alors comme l'essentiel pour l’enfant. Continue également tes recherches en mathématiques. Nous en reparlerons." Lettre du 2 juillet 1966 (3 mois avant sa mort.)

Ce qui prouve que même s'il se focalisait sur un secteur il n'en gardait pas moins le contact avec l'ensemble du mouvement qu'il avait créé. Cependant, je ne puis m'empêcher de penser que c'était un maître à dominante grande classe,

Freinet est un maître des grandes classes

Il avait même enseigné à des "grands" de quatorze ans. Il avait dû beaucoup se soucier de ce que voulait l'école à cet âge : l'ouverture sur le monde extérieur.

"Je voudrais justement dans les années qui viennent mettre au point une " Méthode’", valable dans presque toute les classes avec :

Textes libres et leur exploitation en chasse aux mots et grammaire. Journal scolaire.- Echanges interscolaires. - Etude du milieu, enquêtes, conférences avec fiches et B.T.- Fichiers autocorrectifs. Alors un progrès réel pourrait se réaliser dans la masse des classes. (Lettre du 5-3-62.)

C'est bien ce que je disais: un maître des grandes classes. Et le mouvement a conservé ce point de vue en dominante. Mais il me semble maintenant en grand déficit sur la première partie si fondamentale de la scolarité. Et j'ose même dire : également sur la seconde.

Car le changement de vision ne s'effectue plus aussi nettement autour de neuf ans. A notre époque, la situation familiale et/ou sociale de beaucoup d'enfants les perturbe durablement. Et leur monde intérieur est si prégnant qu'ils ne sont guère disponibles pour la connaissance du monde extérieur.

Tenir compte du monde intérieur

Or, le but essentiel de l'école, c'est de permettre aux enfants d'acquérir les structures qui les aideront à le comprendre et, si possible, à le dominer. Mais comment le pourraient-ils s'ils sont oppressés par leur monde intérieur ?

Nous avons à reprendre les anciens chemins au niveau " du temps de la reconnaissance, de l'affirmation de soi ". Mais également à en suivre de nouveaux pour taire face à la nouvelle réalité complexe.

Nous avons à reprendre nos anciens modes d'investigation ; monographies, collectages, études longitudinales ... mais également à aborder des problèmes nouveaux en modifiant nos points de vue et en inventant de nouvelles méthodologies pour les traiter. Il y a cette aventure de classes uniques dotées de N.T.C., ces comportements insolites d'enfants que l'on croyait pourtant connaître depuis cinq ans, cette ouverture de l'application de la méthode naturelle à de nouveaux domaines, cette violence dans la classe, cette démocratie à faire vivre, cette possibilité de rééquilibrage par l'expression-création, cette aide à vivre à assurer sans faux- pas, cette expérimentation des échanges, cette ouverture sur les parents, sur le quartier, ces arbres de connaissances à expérimenter, cette démocratie de parole à instituer dans les groupes ...

Il suffit de nous remettre dans les pas de Freiner en prenant comme lui en compte la complexité. Alors, nous deviendrons nous-mêmes des maîtres de l'école du troisième type souhaitée par Maurice Berteloot.

15-1-95. Paul Le Bohec. 35520 La Mézière.