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Etre peintre avec seulement quelques mots

Juin 1998

 

 

    « La barque fend l’écume verte de la mer qui s’engouffre doucement entre les bras de la lagune. Le soleil monte dans le ciel teinté de rose, se mêlant au turquoise de l’horizon. Des filets de brouillard entourent chacune des petites îles que je peux apercevoir d’où je me trouve. Des môles noirs, recouverts d’algues apportées par la marée, se dressent au milieu de l’étendue d’eau.

Les rumeurs dirigent l’embarcation dans un des canaux délimités par des ombres indistinctes. Le clapotis de l’eau résonne aussi dans ma tête, doux écho d’une rêverie lointaine. Le murmure de l’eau me trouble et laisse sa plainte m’envahir d’une langueur inconnue. Mon corps épuisé s’abandonne à la lassitude. Tout avait été si vite depuis la veille. Je me souviens… La brume efface le contour des mots. Seul l’air étrange et mystérieux d’Isabelle m’enlève de cette griserie. Il est pourtant si agréable de sentir l’eau fuyante entre les doits.
L’opacité du vert me laisse songeuse, tout comme les quelques paroles d’Isabelle. Pourquoi m’avoir choisie pour aller chercher ce tableau, moi qui connais si peu cet homme ?

  Je débarque sur un vieux ponton qui craque sous chacun de mes pas et glisse les écus d’or promis aux bateliers. Je resserre ma cape autour de mes épaules. Je continue mon chemin droit devant moi. Pour la première fois, je foule le parvis de la Piazza San Marco réputée pour sa beauté. Au centre, plusieurs personnes entretiennent un immense feu. Leur visage porte les marques de la fatigue, de la peur e de la douleur. Ils se protègent tous le nez et la bouche avec un morceau de tissu noirci, ne laissant qu’un vague regard apparaître. Je ramène doucement le capuchon sur ma ête et mets l’écharpe de soie sur le bas de mon visage. Je sais que la faux de la maladie est ici et qu’elle prendra le souffle de celui qui l’oubliera. […]
Une odeur de mort plane sur Venise. Tout à coup, un cri : « Allez-vous en ! Allez-vous en ! c’est la peste ! »
Je dois trouver cette demeure où les feuilles descendent le long de la façade comme les larmes coulent sur le visage. […]


   Une croix rouge sur la porte me fait hésiter. Malgré tout j’entre, la porte n’est pas verrouillée. Une pâle lueur filtre à travers les persiennes. Une bougie, souvenir d’un autre temps, d’une autre vie, est posée à côté du chevalet. Quelques taches de couleurs éparses sur le sol laissent deviner la présence du peintre. Peu à peu, l’aspect de l’atelier change : un sentiment de sérénité distillé par le faible éclat de la flamme m’envahit. La maison est vide, comme morte. La présence qui la faisait resplendir a quitté les lieux. Rien. Personne. Une porte entrouverte attitre ma curiosité. Des pas… ? non, ce ne sont les battements de mon cœur. Mes yeux courent le long des murs recouverts de peintures à fresque et se posent sur un drap où de la poussière grise apparaît. Je m’approche, retire le drap… je reste pétrifiée.
Je lève les yeux, le visage est d’une étrange beauté, illuminé par la lumière irradiante d’un soir d’été. Je suis frappée par sa présence lointaine, inaccessible, recouvert d’un voile invisible, comme un instant avant son effacement définitif.
Les traits sont si délicats, qu’on ne sait s’ils sont ceux d’un garçon ou d’une jeune fille, les lèvres bien dessinées, muettes et sensuelles… Mais je suis irrémédiablement attirée par le regard et son inéluctable tristesse, d’une force retenue – Quelle énigme enferme-t-il ? Mais quelle douceur pourtant, à périr presque. […]

  Je franchis le pont de Santa Fosca. La lumière ruisselle sur les eaux comme un miroir qui nous parle dans l’ombre. Le voile des étoiles frémit à peine, une musique intérieure m’entraîne au loin jusqu’au plus profond de mes souvenirs.
Au fur et à mesure que je m’enfonce dans les allées ombrées du jardin, j’ai l’impression que mon corps ne fait plus qu’un avec ce parfum. Un tapis de fleurs éparses s’étend devant moi. Des bleuets couleur de ciel se mélangent au blanc des camomilles. Le jasmin enveloppe les hyacinthes et les iris d’un parfum envoûtant. On voit des œillets rouges, roses, blancs, des jonquilles, des anémones passant du grenat au bleu violet. La multiplicité des couleurs m’entraîne dans un ravissement indescriptible. Une sensation de mélancolie m’envahit. Tout en moi vibre à tel point que j’en ai les larmes aux yeux. Je n’arrive plus à faire la distinction entre le bien-être qui m’habite et une certaine tristesse inexpliquée et ineffable. […]
Guidée par la musique, je traverse un couloir interminable à peine éclairé par des chandeliers. La lumière devient plus violente et m’aveugle. Deux hommes grands et forts gardent la porte qui ouvre sur la grande salle de réception.
Quelques musiciens jouent du théorbe et du luth. Ils appartiennent sans doute à une compagnie de la Calza dont m’a parlé Isabelle : ce sont des gens nobles et très cultivés qui animent les fêtes dans les palais et jouent des pièces de théâtre.
Je descends quelques marches et m’approche des musiciens : les gens me regardent avec curiosité, les lumières et les couleurs m’éblouissent. Sur un grand tapis pourpre, deux joueurs de théorbe chantent également ; ils produisent une musique douce et délicate. On dirait la voix de jeunes garçons, bien qu’ils soient d’un âge mûr.
Isabelle joue de la musique et organise aussi des fêtes, mais je n’ai jamais rien entendu de semblable la cour de Mantoue.
Les gens me saluent, je réponds d’un geste respectueux, il m’observe curieusement… Soudain les saqueboutes, les cornets et les flûtes retentissent, la fièvre se répand dans la salle de bal ? […]
« Vous aimez la peinture, m’avez-vous dit ? »
Je suis immobile devant un tableau différent de tous les autres ; la pureté des verts sombres et clairs, le jeu des bleus et d’autres verts encore dans les nuages… Je tends mon visage. Mon regard est attiré par celui de la femme qui protège son enfant et l’expression du visage de l’homme m’intrigue. Je promène mes yeux dans le paysage, un vent frais caresse mon visage et je me sens vaciller dans l’encens vert bleu qui se lève au-dessus de la ville lointaine.
Le silence m’envahit : j’ai une sensation de bien-être, de fraîcheur comme dans un rêve.
« Chiara vous rêvez encore ?
-Cette toile me laisse un sentiment étrange.
-Elle est de Giorgione. »
Le soleil décline, donnant plus d’ampleur aux ombres qu’il projette dans les Rios. […]

  Dans la phosphorescence douce de l’eau, Venise est immatérielle, changeante. […]
Le canal s’élargit, la lumière est intense, plus belle, une lumière que nul n’a jamais revue à Venise : c’est un ruissellement de rosée dans la nuit, d’écume et de désir, dans le bruissement nocturne comme si je pouvais me reposer. Je dérive dans une barque avec un homme dont le visage m’est inconnu, au milieu d’une foule de gens qui nous observent et dont on entend les murmures sans fin. Oui, je ne vois plus uniquement des images, je ne perçois plus des sons, mais tout ce que je vis m’appartient sans partage, je ne suis plus sur une terre étrangère, le silence et la douceur du regard que Giorgione pose sur moi m’apaisent.

La nuit tombe sans étoiles. J’entends ta voix et pourtant je sais qu’elle est endormie. Il fait doux et je pense à ton visage enfoui dans les oreillers blancs d’un lit qui n’existe pas. Le bruit du coton épais en train de se froisser sous nos corps rêveurs. Ici et si loin, partis. J’entends ton souffle qui éveille mon désir, battements de cœur un peu plus rapides, juste te regarder dormir, te regarder. Maintenant, je ferme les yeux. Je veux tes mains sur moi. Ne pas donner mon sommeil. Il ne me reste que ça. Ton corps contre le mien, longtemps. Ne pas souffrir ; Ton corps recroquevillé. Où es-tu ? Aperçu et inimaginable. »

 

 

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