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Trois minutes avec vous et ce qui s'ensuit

Dans :  Français › Principes pédagogiques › 
Janvier 1980
Pour la rhétorique (IV)(voir “La Brèche” n° 48-49, 50, 51)
TROIS MINUTES AVEC VOUS ET CE QUI S'ENSUIT
 
Il faut toujours mener sa réflexion organisationnelle à partir des unités minimales. Dans ma documentation c'est le dossier ; dans le mouvement c'est le module de recherche ; dans la pratique rhétorique c'est la formule des TROIS MINUTES AVEC VOUS. C'est en effet l'unité de temps minimale qui permet de mettre en route toutes les catégories de la nouvelle grille rhétorique.
 
Cette formule a pour origine un grave accident de santé marqué par une série de décollements de rétine. Le professeur voyant risquait de passer de l'autre côté de la barrière et devenir un professeur non-voyant. Comment, dans ces conditions, continuer à mener un enseignement diversifié à base d'expression libre ? Qu'est-ce qui était vraiment nécessaire ?
J'ai alors constaté que la trace écrite n'était qu'une petite partie de notre travail, l'arbre masquait la forêt.
J'ai dû ensuite remonter aux sources de notre art (je prends le mot “art” au sens de “techné”, de technique) ; d'où mon intérêt passionné pour la rhétorique classique, livres qu'il fallait lire avant, sous peine de ne trouver personne pour me les lire après, tant cette lecture peut être fastidieuse. C'est là que j'ai mesuré l'étendue du désastre. De la rhétorique classique ne subsistait plus que les figures de style soit environ le 1/10 de ce qui existait au 1er siècle après J.C., soit le 1/20 de l'ensemble de la discipline possible, car l'art de rhétorique allait s'appauvrissant et il s'appauvrit encore d'où ma vision critique très sévère.
 
Au passage j'ai trouvé des choses étonnantes. Ainsi Quintilien - esprit tout à fait remarquable et qu'il faut lire - insiste sur les qualités morales de l'orateur, sur sa culture étendue, mais quand, au terme des douze livres de l'Institution oratoire, il aborde sa conclusion, c'est pour mettre en valeur la figure de Socrate qui refuse les secours de la rhétorique classique qui pourrait le sauver de la mort (le plaidoyer est tout prêt, Lysias l'a écrit et il est efficace). Socrate ne se défend pas et Quintilien l'admire car il y a des valeurs auxquelles la rhétorique cède, au nom peut-être d'une rhétorique suprême. Socrate a convaincu bien davantage par sa mort que par un procès qu'il pouvait gagner en acceptant de se déjuger. Mais cet éloge de Socrate, je l'ai retrouvé sous la plume de Freinet, à la fin de l'Education du travail où, en substance, Freinet explique que le comportement de Socrate est logique puisqu'il est issu d'une technique de vie et qu'en ce sens il n'y a pas de courage particulier à suivre une ligne de conduite sur laquelle était fondée la vie même.
Cette rencontre est apparemment fortuite. En fait, elle avaleur de symbole. Il s'agit en effet d'éclairer les auteurs les uns par les autres pour faire avancer une pratique.
 
Cette digression achevée, je reviens aux Trois minutes avec vous.
Elles sont nées du désir de renouveler l'expression libre orale en attribuant à chaque élève un laps de temps de trois minutes à meubler devant la classe comme il l'entendait : présentation de création personnelle, de faits divers commentés, d'expositions à partir des publicités parues dans la presse hebdomadaire, de récits recréés etc. L'éventail était donc très large et apparemment séduisant. La formule fonctionnait bien, mais traînait avec elle des défauts dont il ne semblait pas possible de se dégager, même par la critique collective :
- la part congrue réservée par les élèves eux-mêmes à l'expression libre, ce qui montrait au passage qu'elle n'est pas si naturelle que cela et qu'il faut un effort pour s'exprimer directement,
- inversement la part excessive donnée aux articles de presse censés exprimer la pensée personnelle du locuteur.

A la limite, certains venaient même avec l'article et le lisaient tout uniment à une classe endormie...
J'insiste peut-être trop sur ces défauts limites, mais les correspondances quand j'en ai ne jouent pas le rôle moteur qu'elles connaissent dans d'autres classes (je dispose de quatre heures par classe en moyenne). Par ailleurs, ceci se passait en début d'année, c'est-à-dire à un moment où, de toute manière, la correspondance ne fonctionne pas encore pleinement. Ceci dit, non pour atténuer ma propre responsabilité, mais pour montrer qu'il s'agit plutôt d'un phénomène général.
Fort heureusement, il y avait l'évaluation collective : il fallut bien admettre qu'un article de presse lu - et mal lu - devant une classe somnolente devait être apprécié sévèrement. Très faible pour l'inventio oratoria puisqu'il n'y avait aucune valeur ajoutée personnelle à l'article, très faible pour la dispositio puisqu'il n'y avait pas de recomposition pour mettre en valeur sa propre opinion, très faible pour l'élocutio puisque ce n'était pas le style de l'auteur, très faible pour l'actio puisqu'il n'y avait pas d'effort de mise en scène, très faible enfin pour l'assimilation puisque le locuteur restait pendant trois minutes le nez dans son article de journal. Bref, à un travail nul correspondait une appréciation nulle.
A partir de ce moment, les classes s'interrogèrent :
- elles n'avaient pas d'idées et donc m'en demandaient,
- elles ne savaient pas comment faire et donc il fallait que je fasse moi-même. D'abord, pour leur montrer. Et puis on apprécierait.
 
Et je m'interrogeai aussi ; quand quelque chose ne va pas dans une classe, les responsabilités sont partagées le plus souvent. Le professeur n'a pas vu la difficulté, mais l'élève ne l'a pas dite à temps non plus. Par ailleurs, si on voulait que les travaux fissent boule de neige et s'améliorassent à mesure qu'ils se succédaient, il était nécessaire qu'ils fussent comparables par le genre. En effet Trois minutes avec vous est une formule en continu : les élèves passent au bureau par vague de huit dans l'heure ; 8 x 3 mn = 24 mn ; ceci laisse une demi-heure pour évaluer les productions et en discuter. En quatre heures, on passe trente deux élèves et en cinq heures on peut en passer quarante ! Ce sont des détails sordides, mais tout le monde sait que nous butons sur ces détails-là. Comme, en principe, la préparation d'un trois minutes demande à l'élève de trois à quatre heures de travail, c'est, toujours en principe, l'équivalent d'une dissertation. Pour les meilleures productions, il était évident que le temps nécessaire avait été utilisé, quelquefois même ça sentait un peu l'huile ; mais pour d'autres le manque de travail était patent.
 
 
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