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Le manque du manque

C'était il y a quelques années déjà... une conversation avec Paul, dans la cuisine de la rue des Camélias. Je m'interrogeais sur ce qui m'avait poussée à sortir des chemins balisés, d'un quotidien sans heurts véritables, et à entrer dans le doute pédagogique permanent, l'inconfort, l'incertitude. Un jour même, à risquer l'inconnu dans ma vie tout entière.
Ses yeux pétillèrent et il me dit : « Tu avais le manque du manque ! »
Une existence assurée de toute part, jusqu'à la caricature. J'étais une enfant du sérail qui « naturellement » y avait trouvé sa place à l'âge adulte, issue de cette étrange bulle si convoitée par la génération des grands-parents, ce pays de Cocagne à l'abri des besoins que représentait alors l'Éducation nationale.
Jamais vraiment sortie de l'école, j'étais juste passée de l'autre côté du bureau, j'avais quitté les rangs pour devenir « maitresse » et, après des années de présence effacée, j'essayais d'éviter à mes nouveaux élèves l'ennui profond qui avait été le mien tout ce temps.
Lorsque j'écris « ennui », je n'y mets pourtant pas de connotation négative. Cet ennui-là m'était aussi rassurant et protecteur, car il laissait place à la contemplation, à l'imaginaire, il me protégeait des affres de la vie ordinaire. Devenue femme puis mère, je l'ai souvent regretté lorsqu'il m'a fallu, dans la bousculade incessante des tâches et des idées, essayer de garder l'équilibre sans cesser d'avancer.
La passivité relative, si appréciée par le monde des adultes et baptisée un peu exagérément « sagesse », ne transforme pas forcément un enfant en légume, elle lui ouvre parfois les portes d'un royaume, d'une vie intérieure que beaucoup aujourd'hui ont du mal à structurer, submergés qu'ils sont d'images, d'injonctions paradoxales, encombrés de désirs et d'objets inutiles.
D'où me vint donc ce manque du manque que je regarde aujourd'hui comme un signal d'alarme, un réflexe de survie de l'être tout entier lorsque le silence, l'espace, le temps se mettent à rétrécir, lorsque nos vies sont si parfaitement étanches et ordonnées que nous y manquons d'air ?
Qu'y a-t-il dans le manque qui nous exalte, nous propulse, nous densifie, là où le confort nous amollit ?
Le manque serait-il ce soleil à la fois vital et potentiellement destructeur, ce feu qui nous forge et nous évite le pourrissement ? Le manque n'est pas la misère, il n'a pas son aridité, sa cruauté, il est la juste privation, le jeûne physique ou mental qui donne à tout ce que nous avons sa valeur, sa place, son utilité, et nous libère du reste. Il est le remède aux certitudes qui nous figent dans une mort de l'esprit bien plus redoutable peut-être que celle des corps. Le manque va son chemin vers l'inconnu avec ce qu'il nous faut d'inquiétude mesurée pour rester vigilants, créateurs, productifs. Mais pour jouer son rôle, il doit être équitablement réparti entre la matière et l'esprit, et s'il ne disparait jamais d'aucune vie, c'est plus dans ce déséquilibre-là qu'il devient souvent « misère ».
Les enfants de nos pays supposés « riches » sont encore bien trop nombreux à connaitre le manque sous son aspect matériel. Que la lutte contre la misère ne soit pas la priorité absolue reste infamant pour de prétendues démocraties, mais la détresse croissante générée par le manque d'écoute et d'attention réelles fait aussi ses ravages sous une autre forme : gamins déboussolés, consommateurs addicts dès le berceau... quels adultes immatures tiennent donc aujourd'hui les commandes d'un flippeur dont ils ne sont plus que les billes affolées ?
Il parait que le monde capitaliste est en déroute, que nos sociétés comme nos banques foncent dans le mur de la récession, que le train fou d'une vie à crédit va bientôt s'y écraser pendant que la planète tout entière massacrée écologiquement agonisera dans des cloaques radioactifs là où le désert n'aura pas déjà remplacé les forêts originelles. Pour être à ce point suicidaires, les gouvernances mondiales ligotées par les multinationales et les réseaux financiers mafieux auraient bien besoin de prendre conscience, elles aussi, qu'elles « manquent du manque »...

Pascale BORSI

 

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