Raccourci vers le contenu principal de la page
Juin 1966

Une année se termine et déjà il nous faut penser à la nouvelle année scolaire.

Notre entreprise est aujourd’hui complexe comme l'est la vie. Avec ses huit publications périodiques centrales, ses dix grands bulletins régionaux, ses nombreux bulletins départementaux et de commissions, avec ses cahiers de roulements, ses journées de travail et ses stages, elle se présente comme une grande activité coopérative dont les éducateurs sont les auteurs et les acteurs.

Elle est si complexe que les nouveaux venus risquent de s'égarer à tant de croisées de chemins, ne sachant par quel bout commencer ni comment établir une hiérarchie valable des travaux et des intérêts, à tel point que nous avons dû établir des guides et des mémentos pour diriger leurs premiers pas. Mais ils ne seront que des tâcherons tant qu’ils ne seront pas conscients de l’essence même de la pédagogie qui leur donnera, en toutes occasions, le fil d'Ariane pour une démarche sûre et efficiente.

Il ne nous suffit pas d’avoir mis au point texte libre, imprimerie à l’école, journal scolaire et correspondance, conférences et bandes. Ce ne sont pas là des pièces d’un puzzle dont chacun tenterait d’user à sa façon, indépendantes ou arbitrairement groupées. La supériorité de notre pédagogie c'est d’être axée autour de principes généraux qui orientent et dirigent toute notre action. Ces principes, ce sont surtout : le Tâtonnement expérimental comme technique d'apprentissage, les méthodes naturelles comme cheminement général, l'activité coopérative à tous les degrés comme initiation première à la vie sociale. Celui qui est persuadé de ces principes et qui, dépouillé de tout esprit scolastique déformant, sait y adapter son comportement scolaire et extra-scolaire, détient le secret profond d’une pédagogie simple, naturelle et, cela étant, générale et universelle, pédagogie de culture et de sagesse parce qu’elle nous permet de répondre au mieux aux situations les plus diverses qui peuvent se présenter et de les dominer.

On nous reproche parfois d’être sûrs de nous. Oui, nous sommes sûrs de nous car l'expérience nous le confirme. Ce qui ne veut pas dire que nous parvenions toujours à une pratique pédagogique irréprochable. Mais quand nous ne réussissons pas, nous nous rendons compte de nos erreurs et de nos insuffisances et nous tâchons d'y parer, loyalement, en ouvriers attentifs à leur tâche et qui veulent réussir. Ce qui ne veut pas dire non plus que nous sous-estimons les expériences faites hors de nos recherches et que le cas échéant nous n’y ayons pas recours pour un succès plus assuré.

L’effort culturel que nous faisons et que nous intensifierons vise à acquérir cette connaissance en profondeur d'une méthode qui n'est pas seulement valable pour l'Ecole, mais qui influence notre vie d’adulte. Les témoignages sont innombrables de camarades qui se félicitent d'avoir trouvé, par notre pédagogie, les chemins enthousiasmants d'un comportement humain et social, d’une sagesse, qui est peut-être notre plus belle conquête.

***

Nous faisions d'ordinaire le point nécessaire avec étude des projets à venir au cours de nos traditionnelles journées de Vence fin août. Mais cette année :

— 16 de nos meilleurs camarades s’en vont en août assurer des stages au Canada ;

— 50 autres camarades participent à un grand circuit de travail au Canada et aux USA organisé par la commission audiovisuelle, sous la direction de Guérin.

Nous examinerons cependant les divers problèmes avec les nombreux travailleurs et responsables qui se trouveront à Vence :

— au cours du stage de programmation qui se tiendra du 17 au 27 août et auquel participeront une trentaine d'instituteurs et professeurs ;

— au cours des journées culturelles ultérieures, du 29 au 31 août, et qui seront suivies d’une rencontre pour l'alphabétisation dans les pays en voie de développement du 1er au 3 septembre 1966.

Un brassage complémentaire se fera en même temp dans les quinze stages organisés à travers la France et pour lesquels nous avons donné les conseils nécessaires aux responsables.

Quelles sont les questions qui nous préoccupent et nous préoccuperont en priorité?

1°- Pédagogie de masse

Les explications que nous avons données n'ont pas encore convaincu tous les camarades. Il en est qui croient que nous recherchons cette pédagogie de masse comme revendication principale de notre action, alors que nous la subissons et que nous tâchons de l'affronter avec le moins de dommages possible.

Comme toujours quand on parle d'éducation — et pas seulement en France — on aborde les problèmes par la fin. On établit de beaux projets ; on publie des circulaires qui sont parfois d’excellents morceaux de littérature pédagogique, mais ou ne prend jamais suffisamment en considération les conditions techniques de réalisation.

Une entreprise privée ne se satisferait jamais d'un tel processus qui ne saurait être rentable parce qu’irrégulier.

Pour ce qui nous concerne une réforme est en cours, des instructions ministérielles ont paru qui font aux éducateurs une obligation théorique de pratiquer une pédagogie moderne pour laquelle ils ne sont pas préparés. Un courant est créé — et nous y avons largement contribué. Mais ce courant, par suite de diverses circonstances historiques et sociales, est si fort qu'il risque aujourd'hui de nous emporter si nous ne sommes pas amarrés à de solides positions.

Si nous avions été consultés sur les modalités d'application de notre pédagogie, nous aurions posé comme principe que le rythme de progrès ne peut être que fonction des installations techniques et des modalités de recyclage. Les transformations attendues auraient peut-être demandé plusieurs années mais elles se seraient opérées sans fausse manœuvre et sans risque d'échec. Or, c'est par suite d'une de ces fausses manœuvres que nous nous trouvons assaillis par une multitude de demandes que nous ne pouvons pas satisfaire. La masse nous harcèle, exigeante. Nous répondons par les moyens du bord, mais nous ne pouvons ignorer l'ampleur et la gravité du problème qui nous est posé.

Dans quelle mesure pouvons-nous affronter les circonstances qui nous sont imposées? Tel est le problème pour lequel nous cherchons ensemble les solutions possibles.

2°- Les Etats Généraux de l'Education Nouvelle

Le 28 septembre 1945 s’était tenue à Paris la réunion constitutive d'une Union Pédagogique, dont nous attendions beaucoup pour donner à l’éducation la place qui lui revenait dans les années d’intense activité constructive d’après-guerre.

« L'Union Pédagogique n'est pas une association, précisions-nous dans L'Educateur du 15 octobre 1945, mais seulement un cartel des groupements laïques qui se proposent d'étudier en commun les problèmes d’éducation auxquels ils s’intéressent »,

Avaient donné leur adhésion : le SNI, le GFEN, la CEL, la Ligue de l'Enseignement, les Eclaireurs de France, les CEMEA et une dizaine d’autres associations.

Un bureau avait été constitué avec le Pr Wallon comme président, Freinet vice-président, Mme Chenon-Thivet, secrétaire.

Un programme d’action avait été prévu. Hélas ! cette Union Pédagogique naissante n’a pas résisté aux efforts de dissociation des individus et des organismes pour qui l'éducation des enfants est un mot d’ordre politique avant d'être une nécessité sociale et humaine.

Une telle Union Pédagogique est-elle possible aujourd’hui dans un lent renouveau dont nous nous félicitons? C’est ce qu’ont pensé quelques personnalités — professeurs, médecins, dirigeants d’association — qui ont lancé l’idée d‘Etats Généraux de l'Education Nouvelle qui se tiendraient à Paris le 13 novembre prochain.

Un comité a été constitué, auquel nous participons pour la recherche d'abord d'une base d'accord sur les principes généraux de l’Education nouvelle. La chose sera relativement facile. Les idées pédagogiques ont beaucoup progressé au cours de ces dernières années. Des principes que nous étions seuls à défendre naguère sont aujourd’hui universellement admis. Encore faudrait-il les populariser — ce qui est le premier rôle des Etats Généraux, Mais pour les populariser il faudrait montrer qu’il ne s'agit point comme on l’a fait jusqu'à ce jour de principes abstraits, thèmes d’articles de revues ou de beaux discours de réunions, mais que les réalisations sont aujourd’hui non seulement possibles, mais proposées sur une grande échelle avec des bases sûres.

Nous ne trouverons plus hélas ! la même unanimité, qui est habituelle à nos propres assises. Pour si paradoxal que cela soit il est de nombreux responsables d’organisations démocratiques qui restent des défenseurs acharnés de l’autoritarisme le plus réactionnaire à l'EcoIe. La pédagogie moderne a une bataille encore à gagner, celle des parents et des éducateurs.

Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette préparation des Etats Généraux à laquelle ils seront appelés à participer aux différentes instances.

3°- Les instructions ministérielles du 5 avril 1966

Nous ne pouvons pas les passer sous silence, bien que ce que nous avions pu en dire ait été si mal interprété par une certaine presse.

Et pourtant n'avons-nous pas le droit de nous féliciter que des idées pour lesquelles nous avons tant lutté soient en passe d’influencer de façon décisive l’enseignement publié?

Nous savons bien — et nous le disons d’autre part — que recommander des activités qu’on ne donne pas aux éducateurs la possibilité d’appliquer est, dans bien des cas, une sorte de trahison. A nous d'œuvrer, socialement, syndicalement et politiquement pour que ces projets deviennent réalité. Je viens donc de lire les Instructions du 5 avril 1966 visant l'application du décret du 6 janvier 1959 sur les classes du cycle terminal « auxquels les maîtres auront constamment à se référer ».

Ces Instructions auraient leur place ici. Elles ont paru dans l’Ecole Libératrice n° 29 où nous conseillons à nos lecteurs d’en prendre connaissance. Elles justifient et autorisent notre pédagogie, et il va de soi que nous sommes moralement engagés à en démontrer le bien-fondé,

« Les classes terminales participent au même courant pédagogique qui tend à placer l'élève au centre de l’action éducative et qui invite à choisir le contenu de l'enseignement en fonction surtout des comportements et des aptitudes que son acquisition éveille ou fortifie chez le sujet éduqué. L'atmosphère de ta classe, le style des relations maîtres- élèves, l’importance accordée aux activités de groupe et aux coopératives scolaires sont autant de marques assurant une certaine continuité entre classe de transition et classe pratique ».

Les Instructions parlent d’approfondissement de la curiosité, d’une éducation harmonieuse et globale de la personnalité, du souci constant d'une formation culturelle, d'une ouverture sur des notions générales qui ne doit pas prendre une allure formelle de cours ou d’exposés systématiques, de sauvegarde de la personne humaine, d’une classe qui devra éclater en groupes, de l'utilisation de la composition typographique.

Et comment ne serions-nous pas d'accord quand les Instructions proposent entre autres les exemples suivants des qualités et attitudes professionnelles qui sont justement celles que nous mettons tous nos soins à développer chez nos élèves par notre pratique pédagogique?

« Etre capable suffisamment longtemps d'une attention concentrée ;

— avoir l'esprit de curiosité, éprouver le besoin de comprendre;

— pouvoir donner ou recevoir aisément l'information sous forme orale, écrite ou dessinée (plans, schémas, croquis) ;

— savoir comprendre, retenir, appliquer un ordre, une consigne, une notice ou un mode d’emploi ;

— témoigner d'un degré suffisant d'équilibre, de précision et de rapidité dans tes coordinations psychomotrices ;

— savoir apprécier convenablement les volumes, les distances, les positions relatives ;

— savoir décomposer une tâche ou en rassembler les éléments », etc.

C'est une des contradictions les plus étonnantes de notre époque de voir certains administrateurs désapprouver l’emploi dans les classes de ces techniques recommandées par les Instructions ministérielles, préférant la persistance des erreurs officiellement condamnées aux essais loyaux qui visent à parer aux insuffisances de l’administration, à faciliter l’exercice des règlements.

Un fait n’en reste pas moins. A travers les circulaires officielles nos techniques pénètrent régulièrement et légalement dans l’enseignement public.

4°- L’unité de notre mouvement pédagogique

L'élément constructif de notre mouvement, c'est le travail : le travail de loyale recherche et expérimentation, le travail de préparation du matériel et des techniques, et notre souci commun de servir notre mouvement coopératif et non de s'en servir.

Nous sommes fiers d'avoir pu grouper, à travers les péripéties de notre histoire, des milliers de camarades qui nous disent aujourd’hui encore avec émotion ce que notre pédagogie leur a apporté de satisfaction personnelle, d’occasion de culture, et de joie dans leur beau métier.

Contrairement à ce que d'aucuns peuvent supposer, nous ne faisons aucune propagande. Les éducateurs viennent aujourd’hui à nous trop nombreux. La meilleure propagande est pour nous le résultat de notre travail, l'intérêt qu'y portent les enfants et les parents, la curiosité qu'il éveille peu à peu auprès des collègues. Le temps fera le reste.

Nous répondrons cependant encore, brièvement, à deux critiques auxquelles les éducateurs sont hélas ! sensibles.

On nous accuse d'être dogmatiques parce que nous n'acceptons pas n'importe quelle pédagogie, mais que nous prônons celle que nous avons longuement expérimentée et que nous croyons supérieure à ce qui se pratique couramment autour de nous. N’est-ce pas humain et nécessaire? Et comment pourrions-nous accepter et recommander ce que nous condamnons au nom de notre longue expérience? Mais du fait même que notre pédagogie, pour rester moderne, doit être sans cesse ouverte vers les autres expériences en cours, nous ne craignons jamais de puiser, dans les réalisations voisines tout ce qui peut nous servir. Notre dogme c’est l’éducation idéale telle que nous la souhaitons tous.

Mais nous n’avons jamais présenté cette pédagogie comme un dogme auquel nos adhérents devraient se conformer. Et il y a peu d’associations où les adhérents ont plus que chez nous leur libre droit de critique. Tout le contenu de Naissance d'une Pédagogie Populaire en est le témoignage.

Un professeur canadien ayant visité un certain nombre d’écoles appliquant nos techniques en France, s'étonnait qu’il n’y en ait pas deux qui se ressemblent et concluait en conséquence à l’inexistence d'une pédagogie Freinet. Nous nous félicitons d’avoir suscité une pédagogie qui s'adapte si bien aux éducateurs, aux enfants et au milieu, mais qui n’en soit pas moins vivifiée par l'esprit nouveau qui est notre plus radicale conquête.

On nous reproche volontiers aussi de médire de nos collègues non encore convaincus des bienfaits de notre pédagogie quand nous critiquons sévèrement les techniques attardées qu'ils emploient.

Nous sommes instituteurs ; nous connaissons les difficultés de nos classes et l’effort que représente la modernisation que nous préconisons. Chacun de nous s'attaque comme il peut à ces difficultés. Nous ne nous étonnons pas que, dans des complexes administratifs et humains trop défavorables, de nombreux camarades ne puissent envisager aucun aménagement de leur classe. Nous savons qu’ils en sont les premières victimes.

Mais, de grâce, que les ouvriers que sont les instituteurs ne s’identifient pas à leurs outils de travail. Que penseriez-vous d’un tourneur qui se mettrait en colère quand vous lui diriez les imperfections du vieux tour avec lequel, malgré son application et son dévouement, il ne peut rien faire de rentable. Il sera le premier à demander qu’on répare ou qu’on change son tour.

Il nous appartient, à tous, de considérer objectivement les taies de l'organisation et des outils qui nous sont imposés et tous ensemble, nous travaillerons alors pour mettre au point pour 1966 une école 1966.

C’est le vœu essentiel de l'Ecole Moderne.

C. F.

PS. Nous aurons à étudier plus particulièrement au cours de la prochaine année, et pour tous les degrés :

— l'enseignement scientifique,

— les mathématiques modernes,

— les moyens audiovisuels,

— la programmation,

— l'Art Enfantin, facteur de culture.