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Pour un trimestre de travail

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Février 1964

Vers le congrès

Après la halte de Noël et du Jour de l’An, nous entrons dans le trimestre le plus actif, pédagogiquement parlant. Le Congrès en sera, comme chaque année, le couronnement.

Nous ferons aujourd'hui un tri sévère parmi les nombreux articles et informations pour donner d'abord ceux qui sont nécessaires à la poursuite de notre travail coopératif, et à la vie dynamique de notre mouvement pédagogique.

 

Commençons par la question la plus brûlante et la plus délicate, celle à laquelle nous sommes amenés à répondre chaque année, en donnant toujours les mêmes raisons, toujours aussi justes et valables : que fait le mouvement pédagogique de l'École Moderne pour servir l'idéal laïque et la démocratie?

Effectivement si nous avons conscience de servir l’un et l’autre, nous ne les servons pas d’une façon habituelle et classique.

Nous ne faisons rien, paraît-il, au point de vue syndical ; nous ne nous associons à aucune des actions nationales engagées. On n’entend jamais notre voix, ni dans les journaux ni dans les rassemblements de défense et de lutte qui s’organisent selon les urgences.

Nous n’avons aucun parti-pris contre une telle action, mais, avec notre meilleure volonté, il nous est parfois difficile d’affirmer nos soucis de coopération aux actions engagées. Les liaisons ont été longtemps difficiles avec le SNI et Sudel. Nous espérons peut-être et nous souhaitons une amélioration de nos relations.

Nous ne nous userons plus aux protestations stériles. Aussi bien le bilan d’une action menée depuis toujours sans appui ni de l’état ni des organisations diverses reste éminemment positif : cela nous vaut même d’opérer automatiquement, au niveau des engagements et de l’action, un filtrage qui nous renforce. Ne viennent avec nous que les camarades conscients qui ont le courage de marcher avec nous à contre-courant, qui savent se sacrifier pour obéir à leur grand idéal de libération et de démocratie.

Ne nous attendons d’ailleurs pas à un changement radical de cette situation. Tant que, par notre travail et nos réalisations, nous dérangerons les gens en place, à quelque niveau qu’ils se trouvent, nous resterons en quarantaine. Mais le courant que nous avons créé va s’amplifiant. Encore faut-il que nous sachions l’animer, le coordonner, et l'orienter, en tenant partout la tête du peloton, car l’heure approche où les profiteurs s'apprêtent à exploiter à leur profit les nouveautés que nous avons révélées.

Et c’est pourquoi nous faisons tant d’efforts pour sauvegarder l’unité et la cohésion de notre mouvement pédagogique et de notre action coopérative.

Ce que nous faisons? Comme en pédagogie, nous travaillons en profondeur, nous ouvrons des yeux, nous mobilisons des bonnes volontés, nous habituons nos camarades à ne pas être de passifs suiveurs, mais à agir en hommes et en citoyens partout où ils ont l’occasion et le devoir de militer. Car nous formons des militants, c'est-à-dire des gens qui agissent de leur mieux pour réaliser leur idéal, qui ne se contentent ni des beaux discours, ni des promesses politiciennes, qui s’efforcent de faire passer dans la réalité de leur classe et de leur vie le mot de démocratie dont tant d'arrivistes se font un facile drapeau.

Et nous prétendons former de même, par notre pédagogie, les enfants qui seront les hommes et les militants de demain, ceux qui n’acceptent jamais les raisons qu'on leur donne, par des discours, par la radio et la télévision et qui sauront réfléchir et agir en hommes.

Et nous avons dans ce domaine d'éminentes conquêtes, qui expliquent d’ailleurs les critiques et les erreurs dont nous sommes l'objet.

N’a-t-on pas osé nous critiquer ces temps-ci parce que nous avons reconnu loyalement le progrès pédagogique que représentaient les récentes Instructions Ministérielles concernant les classes de transition et les classes terminales? Elles émanent, nous dit-on, d'un ministère de Gaulle. Nous devons donc être contre et refuser les avantages pédagogiques qu'elles pourraient représenter et autoriser.

Certains camarades se laissent prendre hélas ! à ces arguties. Ils trouvent normal que les travailleurs réclament de meilleurs traitements et des conditions de travail plus humaines et ils les acceptent comme une victoire. Une loi récente intéressant les travailleurs a même été votée à l’unanimité des deux Chambres.

L’Education seule ferait exception ! Mais si nous ne réclamons, si nous ne luttons pour obtenir les améliorations indispensables, face à un pouvoir que nous jugeons hostile à l’école, contre qui mènerons-nous l’action? Attendrons-nous qu'un Parlement et un pouvoir amis de l'Ecole nous octroient tout sans intervention de notre part?

Ce n’est pas ainsi que s’écrit l’histoire. Tous les travailleurs, en tous régimes, n'obtiennent que ce qu’ils sont en mesure d’arracher par leur action unie.

Un camarade nous écrit même : « Cela m’a fait mal de recevoir un supplément à l'Educateur où l’on avait patiemment recherché tous les passages des Instructions présentes ou défuntes qui donnaient raison aux Techniques Freinet ».

Nous estimons au contraire que ces Instructions sont des conquêtes de la Démocratie. A nous de lutter, et nous nous y employons pour les faire passer dans la réalité de nos classes et de notre vie.

Il n'y a absolument rien de changé dans notre action vieille de trente ans. Nous ne sommes ni un syndicat ni une organisation politique. Nous sommes un vaste mouvement d’études, de travail et de réalisations pour le succès de l’Ecole Laïque et de la démocratie. Nous tâchons d'ouvrir les voies, d’expérimenter des solutions. Nous lançons des mots d’ordre, nous préconisons des actions qui rencontrent d’abord l’opposition systématique de ceux qui devraient en être les défenseurs. Mais quand le sillon est assez profond, les opposants et les timides se l’approprient et s'y engagent. Le processus nous parait d’ailleurs naturel et inéluctable.

C'est ce qui est advenu de notre mot d'ordre : 25 enfants par classe, lancé il y a sept ans, qui est aujourd'hui repris par la loi et par le S.N.I. Il en est de même de notre campagne pour la Modernisation de l’Enseignement qui devient maintenant un leitmotiv de leur action et nous nous en félicitons.

Il est exact que notre effort resterait bien fragile si nos camarades se contentaient de le mener sur le plan strictement pédagogique. Notre campagne pour la Modernisation de l’Enseignement visait justement à faire prendre conscience aux éducateurs des nécessités d'action extrascolaires, syndicales, politiques, sociales. Nos camarades sont des militants. Cela veut dire qu'ils ne se contentent pas de la théorie, ils veulent des réalisations et ils œuvrent tous, chacun dans leur domaine, dans leurs syndicats, dans leurs partis politiques, dans les organisations laïques, dans les Associations de Parents pour l’aboutissement de nos communes revendications.

Nous n’avons pas besoin pour cela de donner des ordres. Nous faisons confiance aux camarades comme nous faisons confiance à nos enfants dans nos classes. Et c'est pour cela, parce que nous mobilisons tant de généreuses bonnes volonté que nous sommes aujourd’hui dans notre pays une force qui nous honore.

Le procès de l'école traditionnelle

Il va y avoir du bruit encore au cours du procès de l'école traditionnelle, qui constituera le thème essentiel du prochain Congrès de l’Ecole Moderne.

D’avance, nous mesurons les réactions qui vont se manifester avec plus ou moins de véhémence. C’est en prévision des accusations qu’on ne manquera pas de porter contre notre initiative que nous répétons ici ces quelques observations préalables.

1°. Nous nuisons aux instituteurs, nous dit-on, en dévoilant au public quelques tares flagrantes de l'école.

Nous n’entreprenons nullement le procès des instituteurs. Ils font ce qu’ils peuvent, souvent avec une générosité et un dévouement qui vont jusqu'au sacrifice de leurs résistances nerveuses et de leur santé. Ils tirent le maximum des conditions de travail péjoratives qui leur sont imposées. Les méthodes traditionnelles auraient depuis longtemps fait faillite s’il ne s’était trouvé, pour pallier leurs insuffisances, un corps d'éducateurs qui ne veulent pas laisser leurs enfants souffrir dans le présent, et dans leur avenir, de l’incompréhension des hommes et de la ladrerie des gouvernements.

Ils sont exactement dans la situation du tourneur qui n'a pour son travail qu'un tour usagé qui ne tourne plus rond et qui ne permet plus la précision qui lui est indispensable ; ou du linotypiste qui tape ses plombs sur une machine qui répond imparfaitement à ses commandes, avec des matériaux usagés qui ne permettent plus la netteté du caractère à imprimer. L'ouvrier se rend compte qu’il fait du mauvais travail, et cela le fatigue doublement, d'autant plus que l'usager à qui on livre la pièce mal tournée ou les plombs imparfaits a tendance à accuser l’ouvrier qui, selon lui, sabote son travail, et qui n’est pourtant que la victime d'un état de faits dont il est le premier à souffrir.

Il est évidemment du devoir des techniciens industriels de dénoncer la vétusté du matériel et de l’outillage, l’imperfection des techniques et les conditions de travail retardataires qui en résultent. Il y a même actuellement toute une science du rendement qui est essentiellement fonction de ces réalités à dépasser si on prétend « rester dans la course » pour le progrès.

II est de notre devoir de dire de même la monstruosité qu’est, pour une des entreprises les plus vitales — l’éducation — la persistance dans un monde à l’évolution accélérée de conditions de travail et de vie qu’on ne tolérerait plus aujourd'hui pour aucune autre entreprise.

Dans la pratique il ne nous sera certainement pas toujours possible d’isoler arbitrairement l’ouvrier de son travail et de ses outils. Lorsque techniques et méthodes sont telles que l’instituteur en est réduit à imposer d’autorité ce que les enfants ne feraient pas d'eux-mêmes, lorsque restent encore en usage pelote (1) dans la cour et bonnet d’âne, nous sommes bien obligés de considérer ces anomalies à travers l’éducateur qui les applique. Mais nous rappellerons aussi que cet éducateur ne commettrait jamais ces erreurs si les conditions de travail étaient autres, plus efficientes et plus humaines.

2°. Nous risquons, nous dit-on encore, de déconsidérer l’école laïque au moment où nous avons plus que jamais besoin de nous unir pour la défendre.

Un pays ne se défend pas industriellement en essayant de camoufler son retard pour éviter de le corriger. Il se défend en modernisant son installation, en dénonçant impitoyablement les erreurs, en installant tout ce que le progrès technique offre de plus parfait. C’est en raison de ce souci, pas toujours désintéressé que les grands moulins obligent à fermer les uns après les autres les vieux moulins de campagne qui sont jugés peu rentables et qui rendaient pourtant tant de services aux habitants.

Si l’on veut la formation de la jeunesse que nécessite la civilisation actuelle, il faudra de même moderniser les méthodes pour un meilleur rendement.

Dans l’industrie on dit d’une installation qu’elle a 4, 5 ans, 6 ans. A partir de 6-7 ans elle n’est plus valable. Il faut la remodemiser.

Que dire alors d’une éducation qui a cent ans, sinon qu’elle est une honte pour fa société qui la tolère? C'est par l’action et la modernisation que nous défendons l'Ecole laïque.

3°. On critiquera notre procès, en arguant que, même sans les Techniques Freinet, des progrès flagrants ont été faits en pédagogie et qu'il faut se garder de généraliser des situations qui deviennent de plus en plus exceptionnelles.

Nous nierions la portée de nos propres efforts si nous en jugions autrement. 11 y a évidemment dans l'ensemble de nos écoles, la gamme la plus vaiiée, depuis l'école réactionnaire jusqu'aux écoles modernes. Dans la pratique, chaque classe a sa propre ñgure selon les conceptions et l'action du maître. C’est à la proportion des réussites qu’on mesure la situation actuelle de notre éducation. La proportion actuelle, difficilement mesurable, n’en suscite p3s moins les plus expresses réserves. Elle justifie pleine-ment l'action aujourd'hui engagée.

Car il nous faudra considérer non seulement la réussite traditionnelle qui peut être assez poussée, le nombre de classes où, par les méthodes traditionnelles on apprend à lire, écrire et compter. Mais les buts changent et c'est au niveau de ces changements que nous devons mesurer le chemin qui reste à faire pour une éducation adaptée à notre siècle.

Alors nous vous demandons de participer à ce procès en nous apportant des témoignages sûrs, qui seuls seront décisifs.

Nous serions heureux de recevoir notamment :

— des exemples précis d’erreurs graves dans la pratique traditionnelle : méthodes réactionnaires, récompenses et punitions ;

— des exemples puisés dans les manuels — ces outils numéro 1 de l’école traditionnelle — et dont le moins qu’on puisse dire c'est qu'ils sont parfois incompréhensibles par les enfants.

J’attends donc vos collaborations.

***

Les bandes enseignantes

C'est notre grande entreprise de l'année en cours.

L'expérience est dès maintenant menée dans des centaines d’écoles. Elle ne peut l'être normalement que dans la mesure où nous avons une base suffisante de bandes éditées. En attendant nous en sommes réduits à préparer nos propres bandes, ce qui complique évidemment le travail. Nous dirons dans les mois à venir les résultats déjà probants obtenus à l’Ecole Freinet.

La série complète de calcul en cent bandes est en cours d’édition. Les 30 premières bandes (CP et CE) ont paru et sont en vente. Les 70 autres en cours de préparation seront toutes livrables pour la rentrée prochaine.

Mais ces bandes auto-correctives ne sont qu’un aspect de notre entreprise. Ce sont plutôt les bandes programmées dont nous commençons l'édition qui seront la grande nouveauté. Dès maintenant nous envisageons :

— un cours de français et grammaire en 40 bandes ;

— des séries de bandes programmées pour l'histoire, la géographie, les sciences, l'étude des langues etc...

Nous sommes à pied d'oeuvre. Les fonds seuls nous manquent, et c'est pourquoi nous vous adressons l'appel ci- dessous auquel vous répondrez nombreux.

Pour l’exploitation l'édition et la diffusion des bandes enseignantes

Que nous ayons découvert et mis à la disposition de la masse des élèves un matériel et une technique qui sont appelés à un grand avenir, cela ne fait aucun doute.

On parle partout de machines à enseigner et de programmation. Des expériences secrètes sont menées, parait-il, par certains éditeurs, mais rien de pratique n'a paru à ce jour, sur le plan international, pour la masse des écoles. Nous sommes les premiers à réaliser des boîtes et des bandes enseignantes qui vont rendre l’enseignement plus facile et plus efficient.

Mais le lancement nécessaire suppose une première édition des 100 bandes de calcul et de 100 bandes programmées. Le coût de cette édition sera de 7 millions d'anciens francs.

La situation actuelle de la CEL ne nous permet pas d’envisager un tel engagement de fonds, qui ne sera couvert ensuite que progressivement, au fur et à mesure des ventes. L'affaire est sûre, mais elle ne sera véritablement rentable qu’au bout d’un certain nombre de mois ou d’années. Il en est d’ailleurs ainsi de toutes productions nouvelles.

Nous pourrions certes, céder cette édition appelée à un succès rapide à un éditeur qui en assurerait le financement. Mais nous n'en aurons plus alors ni le bénéfice moral ni le bénéfice matériel.

Si vous voulez garder l’un et l’autre il faut que vous soyez nombreux à apporter à la Coopérative les fonds nécessaires.

Nous avons fait des appels semblables — et autrement angoissés — chaque fois que nous avons dû entreprendre de grandes choses : quand, dès 1946, nous avons acheté nos fondeuses ; quand, en 1949, nous avons acheté le terrain où nous avons construit ensuite la CEL ; quand, il y a sept ans, après la demi-faillite Rossignol il a fallu remonter la pente et assurer le redémarrage de nos BT.

Nos appels ont toujours été entendus. Toujours, nous avons recueilli les fonds indispensables.

C'est donc avec une grande confiance que nous faisons appel à nos milliers de camarades pour la production et la diffusion des Boîtes et Bandes enseignantes. Nous leur demandons de souscrire à notre édition en nous versant 50 F.

Pour souscrire :

— verser au C.C.P. CEL 115-03 Marseille la somme de 50 F ;

— cette somme, comme les souscriptions pour la BEM, vous donnera le droit de recevoir automatiquement, à parution, les Bandes éditées, au prix de revient, soit avec une remise de 40% ;

— Quand la provision sera épuisée, vous recevrez un relevé en vue d’une nouvelle souscription ;

— les souscripteurs recevront, gratuitement, les bulletins de préparation de bandes.

Il nous faut 1 000 souscripteurs.

Vous comprenez l’enjeu de cet effort coopératif.

Notre Coopérative de l’Enseignement Laïc a toujours été un organisme de création et de progrès qui a besoin de l’apport généreux de tous ceux qui ont conscience de la valeur et de l'ampleur de nos réalisations.

Comme aux temps héroïques de notre mouvement, nous faisons appel à vous. Nous vous demandons, à vous aussi, les jeunes, une décision généreuse et héroïque. C'est à vos réponses et à la rapidité de vos gestes que nous mesurerons les conditions de vie et de survie de notre mouvement.

Nous comptons sur vous.

C. FREINET
(1) Soldats ou enfants qui pour punition tournent en rond dans la cour.