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Le « Par Cœur » est-il vraiment la forme la plus authentique et la plus durable du savoir ?

Dans :  Formation et recherche › connaissance de l'enfant › 
Décembre 1960

Le point de la quinzaine

 
O
 
Le « Par Cœur » est-il vraiment la forme
la plus authentique et la plus durable du savoir ?
 
Nous étions habitués depuis toujours en France à des circulaires ministérielles à la fois sages et hardies, qui étaient comme un drapeau brandi sur la voie du progrès pédagogique et auxquelles nous nous référions avec sûreté et profit. Les grands Maîtres de l’Université jugeaient sans doute qu’il y a toujours assez de livres, de manuels et d’ouvriers timorés pour faire frein à ces élans et que, dans la pratique, l’Ecole publique a toujours plus à redouter les impasses de la tradition que les routes nouvelles sur lesquelles ne se lancent d’ordinaire que les éducateurs conscients de leurs responsabilités. Tout aujourd’hui, plus encore qu’autrefois nous tire vers la passivité et l’immobilisme. Ce sont les cordées d’exploration et de découverte qui nous font défaut.
 
Pourquoi faut-il que la circulaire du 19 octobre 1960 s’inscrive en réaction dans cette série d’actes généreux, et que, pour la première fois dans notre histoire républicaine, les responsables de l’Éducation Nationale tournent dangereusement le dos à leur mission d’exaltation et d’espoir au service de la Vie ?
 
La circulaire semblait pourtant s’asseoir, dès le début, sur des bases expérimentales raisonnables :
 
« Le fonctionnement d’un cycle d’observation entraîne un élargissement considérable du recrutement des classes de 6e... Il faut que les enfants possèdent d’une manière très sûre les connaissances fondamentales en français et en calcul... Or, l’expérience a montré que les connaissances et les mécanismes de base - que les maîtres pouvaient croire solidement acquis - se révèlent souvent fragiles et imprécis ».
 
C’est en effet un fait que nous avons bien souvent dénoncé nous-mêmes.
 
« De nombreuses causes peuvent expliquer ces insuffisances », dit la circulaire, qui cite :
 
- « Les 6e ouvertes non seulement aux meilleurs élèves, mais aussi aux moins bons, parfois aux médiocres ;
- L’abaissement de l’âge auquel les enfants quittent le C.M.2 ;
- La surcharge des classes ;
- La forte proportion d’instituteurs débutants ;
- La difficulté que nos écoliers éprouvent à fixer leur attention ;
- La tendance générale actuelle à considérer toutes choses rapidement et superficiellement ».
 
Le diagnostic est, ma foi, convenablement résumé. C’est le traitement préconisé qui nous surprend, même s’il doit n’être que provisoire, dans un pays où le provisoire dure : « D’ores et déjà il importe de pallier, même d’une manière quelque peu empirique, des insuffisances qui aboutissent à compromettre gravement l’efficacité des études ultérieures de nos élèves ».
 
Tout ce qui est dit à ce sujet est fort juste. Le mal est bien dénoncé. C’est le palliatif qui est dangereux : répétitions fréquentes et exercices nombreux, réhabilitation du rôle de la mémoire, étude par cœur des règles d’orthographe et de grammaire, exercices d’analyse, d’élocution et de rédaction qui prendront dorénavant la totalité du temps qui leur est imparti par les règlements en vigueur.
 
Que l’enseignement de culture soit donc totalement banni de vos classes ! Abandonnez l’étude intelligente de l’histoire, de la géographie, des sciences d’observation, de l’étude du milieu... Le par cœur suffira à tout ! Et le second degré recevra des enfants qui, plus que ceux d’aujourd’hui encore, ânonneront, au lieu de lire intelligemment, connaîtront peut-être leur table de multiplication mais seront incapables d’aborder le calcul vivant, pourront réciter par cœur les règles de grammaire mais auront une orthographe lamentable, et seront en définitive de bonnes petites machines scolaires dont l’intelligence aura, parfois définitivement, été touchée.
 
C’est, si nous ne nous trompons, un résultat exactement opposé à celui que souhaite le second degré qui réclame des élèves connaissant les éléments de base certes mais capables aussi de réfléchir et d’agir par eux-mêmes, ayant allant et curiosité, capables da concentration et d’attention.
 
Car, ne nous leurrons pas, les mesures préconisées par la circulaire sont celles-là mêmes qui, en usage dans toutes les écoles, nous ont menés où nous en sommes, dans l’impasse, ou même au bord du précipice. Dans les vieux villages qui dépérissent, les paysans bêchent encore à la houe, labourent avec des bœufs ou des mulets, transportent le fourrage à dos d’hommes ou sur des « ramasses » moyenâgeuses. Le rendement de ces techniques est si faible que ceux qui en souffrent se désespèrent eux-mêmes et jettent un coup d’œil d’envie au tracteur que vient d’acheter un audacieux original. Et un ministre viendrait leur dire : « Si votre blé ne pousse pas, si la récolte de pommes de terre est ridiculement basse, c’est la faute au tracteur. Vous viviez bien autrefois, sans tant d’histoires. Revenez empiriquement aux techniques qui ont fait leurs preuves. Prenez la bêche et portez les ballots de foin ».
 
C’est l’opération ridicule que tente la circulaire. Elle essaie de déconsidérer, sans les condamner bien sûr, les techniques modernes et les moyens audiovisuels, alors que 5% tout au plus des instituteurs les emploient pédagogiquement dans leurs classes. Nous ne discuterons même pas, quant au fond, les assertions de la circulaire. Nous n’essaierons pas de confronter le signataire de la circulaire avec Montaigne qui affirmait avec quelque autorité : « savoir par cœur, n’est pas savoir ». Nous voulons seulement rappeler à ceux qui se feraient quelque illusion sur l’état de l’Enseignement en France que dans 95 % des cas, les classes y fonctionnent depuis toujours comme le conseille la circulaire : le par cœur y est roi ; les manuels en usage en portent d’ailleurs témoignage puisqu’ils comportent une large part de notions et de résumés à mémoriser.
 
Si les enfants sont faibles en orthographe, ce n’est pas faute de leur avoir fait rabâcher les règles, qu’ils connaissent parfaitement mais n’appliquent en aucune circonstance. S’ils sont incapables « d’ordonner des idées dans un petit paragraphe » ce n’est pas faute d’avoir fait des exercices de construction de phrases. Voyez d’ailleurs les livres de français et de grammaire en usage dans 95 % des classes et que tous les instituteurs de France, y compris les débutants inexpérimentés savent faire répéter, comme on les leur a fait répéter. S’ils hésitent sur le sens d’une opération arithmétique, ce n’est pas faute d’avoir étudié sur leur livre de calcul les démonstrations qui en remplissent les pages.
 
La technique que recommande la circulaire, mais c’est celle qui est exprimée dans les millions de livres que tous les enfants de France traînent dans un cartable trop lourd ; c’est celle qui est usitée dans toutes les classes et qui a donné les résultats que l’on sait ! On voit mal comment l’inattendue bénédiction ministérielle pourrait en améliorer un tant soit peu le règlement. Elle ne peut qu’aggraver le mal. Sous l’effet des démonstrations flagrantes de tous les partisans d’une modernisation de l’Enseignement, les éducateurs se prenaient à douter ; ils réfléchissaient à l’inefficience de leurs efforts ; ils s’essayaient timidement à user du tracteur qui décuplerait leurs forces. La circulaire ministérielle va éteindre, peut-être définitivement, leurs velléités de progrès et redonner authenticité à une pédagogie dont ils commençaient à avoir honte. On les enfonce un peu plus dans la tradition, dans la mauvaise tradition, celle qui est un obstacle au progrès.
 
Car il y a plus grave.
 
L’étude des sons, des conjugaisons, des règles d’orthographe, des tables de multiplications, des résumés divers si complaisamment accumulés dans les manuels scolaires n’a rien d’emballant pour les enfants qui éprouve, - la circulaire le reconnaît - une difficulté anormale à fixer leur attention. Nous nous efforcions de donner au travail scolaire une motivation, un intérêt qui faisaient retrouver à nos élèves le goût de la connaissance et de la culture, et rééduquait, lentement mais sûrement une attention que la vie contemporaine a mise en miettes. Et on nous dit : « Faites apprendre par cœur, vous entraînerez ainsi peu à peu vos enfants à l’attention et à l’effort ».
 
C’est vite dit. Mais, dans la pratique de notre difficile métier qui ne se contente pas de mots, quand la grosse majorité de nos enfants et pour diverses raisons énumérées par la circulaire, n’ont plus aucun goût pour l’étude, encore moins pour des répétitions sans intérêt ; quand les classes sont surchargées et qu’il n’y a plus, entre maîtres et élèves le contact humain indispensable, quelle ressource nous reste-t-il pour respecter la circulaire et accentuer le par cœur ? Il ne nous reste que les procédés scolaires en usage dans toutes les écoles depuis qu’on y enseigne bêtement, par les leçons et le par cœur. Il nous reste les sanctions : les louanges, le tableau d’honneur, les bons points, les premières places au classement pour les quelques élèves qui ont des aptitudes spéciales pour la réussite scolaire, et pour la masse des autres, pour ceux qui n’ont pas l’avantage d’une mémoire fidèle et qui oublient très vite ce qu’on leur a enseigné mécaniquement, pour ceux-là, il y aura comme il y a cent ans : la gamme des punitions, des lignes et des verbes, au piquet, au bonnet d’âne, à la retenue, et jusqu’à la pelote dans la cour. Et si cela ne suffit pas, comme il faut malgré tout du rendement, il est sous-entendu que les punitions corporelles, toujours interdites, pourront cependant être libérées.
 
On n’a, hélas ! pas à innover en la matière, et nous n’avons pas à nous enorgueillir de procédés disciplinaires qui pouvaient apparaître comme normaux aux temps de la brutale autocratie, mais qu’aucun adulte, aucun travailleur ne tolérerait en notre siècle de lente édification d’une digne démocratie.
 
Nous ne voudrions pas que nos camarades instituteurs s’émeuvent de notre dénonciation d’un état de fait dont ils sont les premières victimes. Cet état de fait, le recours qu’ils sont obligés de faire en permanence aux sanctions inavouées parce qu’inavouables, sont la conséquence immédiate et inavouable d’une scolastique que la circulaire renforce encore.
 
Si nous nous croyons autorisés à élever cette véhémente protestation, c’est que nous savons par notre longue expérience qu’une autre forme d’Ecole, avec une discipline plus humaine, est aujourd’hui possible. Nous pensons comme les auteurs de la circulaire et comme les responsables du second degré que certaines connaissances de base, certains mécanismes doivent être acquis avant l’entrée en 6e. Mais nous ne pensons pas que, pour ces buts souhaitables, une scolastique qui a fait ses preuves d’impuissance, un par cœur universellement condamné puissent être recommandables.
 
Si on redonne aux enfants le goût du travail, si on est attentif à leurs vrais besoins (qui ne sont pas forcément les besoins qu’avaient les enfants du début du siècle), si on les entraîne à des méthodes vivantes, ils doivent aller, sans obligation autoritaire et sans punition, beaucoup plus loin que les acquisitions mécaniques. Il n’y a pas nécessairement incompatibilité entre connaissances et travail profond, entre mécanismes et culture. Nul n’a jamais forcé les enfants à parler, à marcher, à monter à bicyclette, Ils y parviennent pourtant toujours à la perfection, en un temps record, et avec une sûreté que les éducateurs peuvent envier.
 
En tous cas ce sont là des questions trop lourdes de conséquences pour qu’on les résolve par un empirisme dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas dans la tradition française.
 
Oui mais, dit la Circulaire, le manque de fonds, la pénurie catastrophique de maîtres expérimentés, ne nous permettent pas de prétendre à des méthodes d’intelligence et de culture.
 
Si le paysan n’a pas de fonds pour acheter le tracteur, il continuera bien sûr à labourer avec son mulet. Mais il ne dit pas, il ne pense pas que ce soit mieux ainsi. Et s’il avait le tracteur, il s’arrangerait bien pour le conduire. Il patientera donc mais en gardant vivace en lui le souci de faire mieux dès que possible.
 
Nous ne protestons qu’avec plus de véhémence contre une circulaire qui brouille les données de la pédagogie actuelle, baptise réussite des méthodes qui sont responsables de l’actuelle crise de l’Ecole, tente de jeter le discrédit sur les efforts généreux d’amélioration de l’Enseignement, tend à décourager les chercheurs en consolidant dans leur immobilisme la grande masse des traditionalistes, et esquive ainsi le vrai problème : chercher loyalement et expérimentalement pour l’Ecole française des conditions de travail, des méthodes et des ouvriers dignes du destin de notre Education laïque.
 
A période de réaction, pédagogie de réaction, semblent dire les grands maîtres de notre Enseignement. Il appartient aux républicains, aux démocrates, aux laïques, de préparer et de promouvoir, pour la grande Ecole populaire de demain, une pédagogie de virilité, de travail, de dignité et de culture capable de former les hommes qui, demain, sauront mieux que nous, préparer la véritable démocratie dans un climat de liberté, de fraternité et de paix.
 
C. FREINET.
 
P.S. - Il faut croire que l’émotion suscitée par la circulaire ne nous est pas particulière puisque la rédaction de la revue L’Education Nationale a cru bon d’esquisser un mouvement de repli dans le leader de son n° du 10 novembre.
 
On aurait mal traduit, écrit la rédaction, les interventions véritables de M. Lebettre : « Là où il était écrit défaillances, on traduit échec et quand il est question de réhabilitation de la mémoire, on titre retour au par cœur ».
 
N’en déplaise au rédacteur, la circulaire dit bien : « La réhabilitation du rôle de la mémoire, qu’amorçaient déjà les instructions du 20 septembre 1938 devra être reprise car il n’est pas douteux que, pour de jeunes enfants, le par cœur ne soit la forme la plus authentique et la plus durable du savoir ».
 
Mais nous savons gré à cet éditorialiste de rappeler sans doute avec une autorité officielle, que depuis 1887 « l’Enseignement doit donner aux élèves, d’abord une somme de connaissances appropriées à leurs futurs besoins, ensuite et surtout de bonnes habitudes d’esprit, une intelligence ouverte et éveillée, des idées claires, du jugement, de la réflexion, de l’ordre et de la justesse dans la pensée et dans le langage ».
 
Pour de tels buts, oui, nous continuons à oeuvrer Il suffira de nous entendre sur les méthodes et techniques qui peuvent y mener.
 
Quelques camarades nous ont écrit :
 
- Vous avez tort de nous mettre tout le monde à dos à un moment où il est difficile de tenir les positions péniblement acquises. Après les ennuis avec le S.N.I., les 121, puis la circulaire ministérielle... il ne faut pas trop protester. Les vents sont contre nous. Se pencher sur l’eau, c’est le meilleur moyen pour éviter que le mât soit brisé net...
 
Si nous voulions nous adapter à tout prix au milieu politique et social du moment pour conserver certaines prérogatives, alors oui nous nous tairions. Mais notre but est de servir l’Ecole et ses maîtres. Nous l’avons toujours fait contre vents et marées, ramant bien souvent, si ce n’est toujours, à contre courant, et ma foi nous n’avons pas trop mal réussi, même s’il a fallu entre temps faire les uns et les autres quelques stages dans les prisons et les camps de concentration.
 
Nous continuerons, même si cela nous vaut d’être boudés par l’Administration et de ne bénéficier d’aucune des mesures auxquelles, en justice, nous pourrions prétendre, Mais nous avons et nous aurons par contre la compréhension et la sympathie, non seulement des plus généreux et des plus actifs parmi les éducateurs, mais aussi de nombreux administrateurs qui se taisent parfois momentanément mais qui n’en aspirent pas moins en un climat de liberté et de démocratie dont bénéficiera un jour prochain - il ne saurait en être autrement - l’Ecole du peuple.
 
C. F.
 
DEGRADATION DE L’ENSEIGNEMENT
 
Le gouvernement met en pratique l’absurde système d’enseignement décidé par le régime politique précédent. La scolarité obligatoire est portée à seize ans à compter de 1965, alors que depuis des années, il n’y a pas assez d’écoles publiques, de maîtres et de crédits pour assurer correctement l’enseignement obligatoire jusqu’à quatorze ans, alors que gouvernement, université et syndicats enseignants se refusent à tenir compte des données du bonheur et de la liberté de ce problème.
 
Les bœufs étant ainsi bien attelés derrière la charrue enseignante, fouette cocher ! Les résultats sont immédiats : éloge du par cœur ânonné qui permet de justifier la surcharge des effectifs scolaires et qui est, paraît-il la meilleure préparation à l’enseignement secondaire ; condamnation des méthodes « nouvelles » d’enseignement libéral à la mesure des enfants, qui imposent un matériel abondant dans des classes spacieuses pour des effectifs pou nombreux ; retour utile aux connaissances de base : p, a, pa, papa, papa a une pipe, 1 et 2, 3 (en chantonnant), ce qui permettra d’abandonner les connaissances générales primaires elles aussi utiles, ignorance volontaire du fait que l’âge mental moyen des élèves se tasse quand l’âge chronologique s’élève, autoritarisme politique s’étendant à l’enseignement : déjà, des Inspecteurs primaires demandent une préparation journalière minutée, bientôt ils diffuseront sans doute les consignes journalières d’enseignement et leurs visites ressembleront à des contrôles d’inventaires de prisunics.
 
La liberté de penser, le droit à la critique sont de plus en plus amenuisés et l’obligation de suivre les normes du conformisme d’Etat se précise. La méthode n’est pas nouvelle : on ne donne pas droit de cité à la critique, surtout si l’on se prétend démocrate ; tant que le critiqueur est seul, il est ignoré, rejeté dans le néant des foules amorphes et obéissantes ; quand les critiqueurs se réunissent pour lutter contre l’étouffement de leurs idées par les gens en place et font valoir la justesse de leurs arguments, on continue d’étouffer leur pensée, mais on les attaque avec perfidie en les accusant de sottise, de non-conformisme, de méchanceté, d’anarchie, de volonté révolutionnaire au service de sombres puissances.
 
Ainsi, nos braves bœufs, convenablement bâillonnés, aveuglés, entravés poussent comme ils peuvent la charrue enseignante qui trace le sillon éternel de la France, seule, au milieu du concert des nations admiratives. Amen !
 
Jean PIGNERO.
(23-11-1960).