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logo blog Entretien avec Philippe Bertrand : La culture de (la) classe

 

            Selon Saint Wikipédia, le terme « culture » répond à 150 définitions[1]. Pourtant, malgré ses aspérités, ce mot semble ne pas poser problème au commun des mortels. Nous avons le sentiment de le posséder autant qu'il nous pétrit. La société des adultes a toujours cultivé ses enfants. L'éducation, cette longue période de préparation à la vie adulte, est un acte de culture vital pour le mammifère humain. Sans prétendre épuiser le sujet, nous allons slalomer entre un certain nombre d'acceptions du mot culture en questionnant sa conjugaison aux temps de la pédagogie Freinet.
 
La culture de (la) classe

            En 1995, dans un texte défendant la classe à cours multiples[2], Philippe Bertrand reprend la proposition de  « Culture de classe » lancée par  Paul Le Bohec. Dans un paragraphe au titre éponyme, il écrit  qu'elle permet notamment « de maintenir sur plusieurs années des habitudes de travail, la transmission d'un esprit, d'une ambiance, des attitudes d'écoute et de recherche, de responsabilités ». Pour en savoir davantage, nous avons creusé la question dans l'entretien suivant.
 
Jean
Philippe, Parmi les 150 acceptions du mot culture, laquelle choisirais-tu ?
 
Philippe
150 définitions ? ! Comme tu y vas ! Et tu t'attends à ce que j'en choisisse une ou que j'affirme qu'en Pédagogie Freinet cette définition coule de source ? Ben non. Je pense que je suis comme à peu près tout le monde, j'utilise le mot culture au gré de mes idées et de mes conversations, avec ses contours, sinon flous, du moins mobiles.
Déjà, je me suis efforcé, depuis bien longtemps, d'évacuer son sens le plus déplorable, celui que me transmirent mon milieu et ma génération : un genre d'encyclopédisme pédant. Être cultivé, ça voulait dire être érudit mais seuls les gens 'cultivés' connaissaient le mot érudit ! C'est la culture "Jeu des mille francs", si on veut. N'empêche, il peut encore m'arriver de penser de quelqu'un qu'il est 'inculte', dans ce sens-là. Honte à moi.
Son pendant intello qui, je le crains, a toujours cours aujourd'hui, y compris parmi les penseurs de programmes scolaires, c'est la Culture avec un grand C. La Culture des Arts et des Lettres. Des Beaux-Arts et des Belles-Lettres. Celle-ci est un outil de ségrégation magnifique, comme le montre Franck Lepage dans ses conférences gesticulées. Et elle n'est même pas gage d'humanité. Je pense à un texte de Michel Barré[3] évoquant les officiers nazis, théoriciens de la solution finale, pleurant d'émotion en entendant un air d'opéra. 

Jean
Tu dis les approches de la culture que tu récuses. Mais alors, quel sens donner à la culture en méthode naturelle ?
 
Philippe
Déjà, dans l'idée de culture, on retiendra l'intervention humaine. C'est un terme directement issu de l'agri-culture. Pourtant, je ne voudrais pas avoir l'impression de plancher sur mon premier devoir de philo, "Nature et Culture", quand tu me demandes de relier ça à la Méthode Naturelle. Nous savons tous, à l'ICEM, le tort que nous a causé l'expression Méthode 'Naturelle'. Nos détracteurs nous traitant de rousseauistes béats comptant sur le laisser-faire et la générosité de Dame Nature pour que les enfants apprennent. Alors que quiconque s'est essayé à mettre en place, dans sa classe, des apprentissages par la Méthode Naturelle sait combien c'est tout le contraire ! Freinet a voulu dire que la Méthode Naturelle consiste à organiser la classe et les apprentissages en s'appuyant sur la nature humaine, en observant comment les tout-petits s'approprient leur environnement et les outils de puissance qu'ils élaborent pour cela : marche, langages... Depuis, les neurosciences n'ont cessé de lui (nous) donner raison. Ouf !
Dans la même racine (agri-culture), en plus de l'intervention humaine, il y a aussi, essentielle, l'idée de vie, biologique, organique.
 
Jean
L'éducation consisterait donc à cultiver la nature humaine ? Et quels apprentissages seraient selon toi « culturels » ?
 
Philippe
Quelle belle définition de l'éducation tu viens de donner là !
Quant aux apprentissages, cela forme un tout. Tout ce qui se cultive dans l'humain. Du plus universel, la marche bipède par exemple : c'est spécifique à toutes les communautés humaines et ça s'acquiert. Alors que le petit d'homme élevé par des loups se déplacera toute sa vie à quatre pattes. Jusqu'à la plus pointue des sciences modernes, le geste artisan - séculaire - le plus élaboré, l'aspiration mystique la plus profonde, l'idéal éthique le plus élevé, le dialecte le plus confidentiel, l'émotion artistique la plus intense, etc.
Bien évidemment, dans les acceptions du mot culture, on est en tension dialectique permanente, entre l'individuel (se cultiver) et le collectif (la culture commune).
 
Jean
Maintenant pourrais-tu préciser la forme de cette culture de classe (formule qui me réjouit toujours en raison de son double sens) ?
 
Philippe
« La culture de la classe ». Au passage, j'ajoute ce petit article défini pour atténuer le double-sens qui te réjouit tant.
Même dans les classes les plus arides, les moins vivantes, à un seul niveau, où des élèves traversent avec ennui trois trimestres de leur vie scolaire, se constitue une culture propre : des attitudes attendues, immédiatement acquises sans transmission apparente, une crainte du maître sévère ou une affection a priori pour le maître gentil, le chahut et l'irrespect induits par une personnalité adulte en souffrance. Sans compter tout ce qui est objectivement transmis : affichages, disposition du mobilier, règles énoncées, tenue des cahiers. (Ah ! Le trait à cinq carreaux de la marge !), manuels et façons de les utiliser... Même l'introduction, telle année, de manuels neufs, avec leur odeur si caractéristique, participe de cette culture de la classe, vivante malgré sa pauvreté. 
La comparaison, une fois de plus, est tellement facile entre agriculture industrielle intensive et toutes les autres formes d'agriculture : raisonnée, responsable, biologique, bioéthique, biodynamique, paysanne...
Je suis convaincu qu'on ne mesure que bien partiellement cet effet 'culture de la classe', dans nos classes Freinet, fondées sur la prise en compte de la complexité et l'ouverture sur la Vie. La vie de chaque enfant, tout petit déjà, est pétrie des cultures qui le constituent, dans sa/ses famille(s), sa/ses communauté(s)... et ses acculturations propres : nous n'accueillons pas des pages vierges dans nos classes. Les médias tous azimuts sont tellement omniprésents dès les premiers âges : images, télé, numérique, musique, parfums... Mais aussi la vie de la cour de récré, du village, du quartier, du Monde. Nos classes sont perméables à tout. C'est même leur moteur ; leur terreau puisque nous parlons culture.
Partant et puisque la méthode naturelle puise sa source dans l'expression/création personnelle et collective, la classe est elle-même productrice de culture foisonnante : de patrimoine propre, de techniques de vie collectives et individuelles, de rites, de recettes, de façon de réfléchir, d'émotions partagées... laissant une empreinte qui perdure, la plupart du temps, au départ des cohortes successives qui les engendrèrent. J'ai encore en mémoire cette correspondance avec le Cycle 3 d'Alain Bar. Alain s'amusait de ces chansons, apprises avec les gamins des années auparavant, qui se chantaient toujours dans le car, bien après que les enfants qui les avaient apprises aient fini leur scolarité au collège !
Ainsi en va-t-il de tout ce qui fait la richesse de nos classes : du statut de l'erreur à la gestion des conflits, de l'accueil quotidien du matin aux moments de fêtes, du thésaurus de journaux scolaires publiés et reçus de correspondants ou des albums photos de classes transplantées, des peintures ou des textes affichés, renouvelés ou pas. Tout cela prend assez vite une cohérence, soudant nos communautés d'élèves en micro-civilisations. Mieux ! Évoquer la correspondance avec Alain m'a remémoré ces moments si particuliers d'échange, lors de rencontres de correspondants, où les enfants retrouvent, dans la classe qui les accueille, des éléments de leur propre culture de classe et, simultanément, mesurent les écarts entre eux. Les différences dans la similitude et la ressemblance dans l'altérité. Il y a bien là rapprochement et enrichissement mutuels de cultures différentes.
En toute simplicité, l'avenir de l'humanité, quoi.
 
Jean
L'affichage en classe serait donc un aspect de la "Culture de la classe". Mais les champs culturels sont si vastes que les murs de la classe n'y suffisent pas. Alors que faire ? Comment sélectionner les productions d'enfants?
 
Philippe
Tu as raison. Les affichages, c'est ce qui est le plus flagrant. La manifestation de la culture de la classe, dans l'espace et le temps. Sorte de partie émergée de cet iceberg.
Je me souviens de la visite de Michel Barrios, un été, qui avait insisté pour venir voir ma classe malgré mes préventions. Je savais que les murs devaient en être repeints en juillet par les services municipaux. Comme prévu, nous avons débarqué devant des murs nus. Mobilier, matériels, fichiers étaient bien là mais les murs étaient nus. « En effet, c'est une classe morte. » m'a dit Michel. J'ai accusé le coup parce que je les savais, moi, ces affichages : les exposés, les lettres des corres, les résumés de débats-philo, la petite photo que nous avait dédicacée cette photographe à l'occasion de son expo sur le Tibet, le tableau de préparation du conseil, si moche et brouillon que nous avions tenté dix fois de remplacer par d'autres systèmes... sans succès, les décorations d'une boum d'il y a trois ans qu'il était hors de question de décrocher, etc.
Bien sûr les murs n'y suffisent pas. Je connais des classes, dans mon GD[4], où les maîtresses ont tendu des fils entre les murs, pour multiplier les surfaces (à décrocher au passage de la commission de sécurité). D'ailleurs, ce foisonnement donne souvent le tournis à qui vient dans une de nos classes pour la première fois. Comment osons-nous soumettre les jeunes cerveaux qui nous sont confiés à tant de stimuli simultanés et si apparemment désordonnés ? Pourtant, nous, nous le savons bien. Longtemps après qu'un affichage ait cédé sa place à la pression créatrice toujours renouvelée, nous nous surprenons encore à jeter un œil dans sa direction pour nous le remémorer. Et quand je dis « nous », je parle des enfants comme du maître.
Paul Le Bohec aimait raconter que dans la classe de Jeannette, sa femme, qui utilisait la méthode naturelle de lecture avec ses CP, on affichait chaque texte de la semaine[5], sur une grande affiche, numérotée. Le deuxième texte prenait sa place à côté du premier et ainsi de suite tout autour de la classe. Au point que très vite, le tour était bouclé et l'on était obligé d'afficher les textes suivants par-dessus les premiers. Eh bien, il arrivait couramment que pendant les séances de méthode naturelle, des enfants disent « C'est comme dans le texte de Patrick ! » en désignant du doigt l'emplacement exact de ce texte qui avait été recouvert depuis belle lurette.
Pour les textes supports de la méthode naturelle, la question de l'affichage est simple. Pour les débats philo ou les exposés aussi. Pour les œuvres peintes, dessinées, photos, etc. il y a matière à tâtonnements du groupe et à vigilance du maître : il est indispensable que ce ne soient pas toujours les mêmes enfants qui aient l'honneur de nos cimaises.
Quoique. Pas de vérité immuable là non plus. Tel Corentin, participant peu aux Quoi de neuf, écrivant peu, ne chantant pas… Sa reconnaissance par le groupe s'est faite sur nos murs, qu'il a enchantés de couleurs et de graphismes. Et cette place, énorme en proportion, a provoqué le respect et l'écoute de sa parole hésitante, lors de ses premières hardiesses. La méthode naturelle (notre méthode culturelle, en fait) a pour substrat « l'expression-création dans un groupe positif ». C'est à nous, adultes, de veiller aux équilibres ou, au contraire, de provoquer parfois les déséquilibres qui font avancer.
Ne pas négliger non plus la fonction incitatrice des affichages. Ça peut devenir une des règles explicites, lors de discussions avec les enfants. On affichera tout ce qui est novateur : nouveaux sujets, nouvelles techniques, nouveaux supports, nouveaux contenus… C'est ainsi que nous avions, à une époque, décidé de publier, dans notre journal de classe, les maths de la semaine (publier dans le journal ou afficher c'est un peu pareil).
 
Jean
Et si les enfants ne lèvent pas les yeux aux murs ? 
 
Philippe
Bizarrement, c'est une question qui m'a beaucoup préoccupé les premières années de ma carrière. Au point que je faisais des sondages assez fréquents pour vérifier l'efficacité des affichages. Évidemment, je constatais régulièrement qu'afficher ça ne servait à rien... Apparemment ! Oui, apparemment seulement. Pour s'en convaincre, tenter les murs nus, la « classe morte » comme dirait Michel. Insupportable.
Et puis c'est un peu comme ces évaluations normées dont on nous a si souvent inondés. Une évaluation est un instrument qui sert à mesurer l'aptitude - ponctuelle – d'un individu à cette épreuve d'évaluation[6]. Point barre. C'est parfaitement inadapté à valider des techniques de vie.
Si bien qu'en arrêtant de me mettre cette pression en sondant l'efficacité des affichages, j'ai pu capter les coups d’œil des enfants et j'ai ainsi eu la validation que je ne cherchais plus. Et quand je parle des coups d’œil, ça peut être le coup de d’œil de Julien, CM2, pendant un quoi de neuf où il est question de lapine, vers le mur où était affiché son exposé sur le lapin quand il était en CE2, deux ans avant. Aussi bien que celui de Pierre-Paul, en attention flottante, au moment d'écrire un texte.
Et il y a bien plus impressionnant parfois. Nous avions affiché, après la visite de la station d'épuration, tout un tas de documents techniques qu'on nous avait donnés alors. Des mois après qu'ils aient été décrochés, plusieurs enfants étaient capables de citer des éléments très pointus : métaux lourds décelés, polluants divers, certains gamins poussant le vice (!) jusqu'à donner des chiffres.
 
Jean
Et quelle place laisser aux œuvres du répertoire? 
 
Philippe
Quel répertoire ? Comme si nous devions limiter la découverte du monde à un annuaire étriqué. Cela dit, les œuvres d'artistes connus ou moins connus ont évidemment leur place sur nos murs. Mais toujours en aval. Je veux dire que c'est après avoir discuté de la peinture de Maxime qui a détouré ses personnages et ses objets que l'on sortira les reproductions de Gauguin et que l'on parlera de cloisonnisme, ou de vitraux ou d'émaux, ou de Hergé et de l'école belge de la Ligne Claire, ou… Mais c'est la recherche graphique de Maxime qui aura enclenché ça et c'est la culture du maître, souvent, ou des copains ou de la BCD qui seront convoquées à cette occasion. D'où une responsabilité supplémentaire, celle de nous cultiver nous-mêmes. Paul Le Bohec, encore lui, disait « Il faut cultiver ses plaisirs. »
 
Jean
Ainsi cette culture de la classe permet aux enfants d'accéder à la culture conventionnelle reconnue par la société des adultes ?  
 
Philippe
Oui c'est une des portes d'entrée. Nous ouvrons tant de portes dans nos classes, nous forgeons tant de clés avec les enfants, qu'il est bien improbable que chacun ne trouve pas la sienne : qui entrera par la création chorégraphique, qui par la littérature, qui par la musique improvisée, etc. L'essentiel est que nous ayons suscité chez les enfants la jubilation de ces rencontres culturelles entre leur propre élan créateur et celui d'autres créateurs.[7]
D'ailleurs ton idée de culture « conventionnelle » me provoque et me fait penser « contre-culture ».
En toute modestie j'entends contre-culture scolaire. Il faudrait que nous prenions le temps d'apprécier en quoi, statistiquement, nos anciens élèves arrivant au collège seraient remarquables par rapport à d'autres élèves issus d'autres types de pédagogie. A toute petite échelle, j'ai eu le privilège (!) d'avoir des éléments statistiques. C'est une sombre histoire de rumeurs sur la commune où j'exerçais et où, l'IEN s'était mêlé de l'affaire puisque diligenté pour nous éreinter, mon collègue et moi. Il avait demandé au principal du collège de secteur un suivi spécifique des élèves sortant de nos classes sur plusieurs années. Et ce, très officieusement, on s'en doute car l'heure n'était pas encore au pilotage par les chiffres et cette manœuvre aurait fait scandale si elle avait été ébruitée. Par chance, le principal en question était quelqu'un de droit qui nous a communiqué les résultats de cette étude officieuse : nos élèves n'étaient en rien remarquables quant à leurs résultats scolaires (ouf !), en revanche ils étaient curieusement sur-représentés parmi les délégués de classes et les responsables du FSE. Les opinions des professeurs étaient également étonnamment tranchées : une moitié, en gros, trouvait ces élèves plutôt fatigants, difficiles à canaliser, l'autre moitié les trouvait intéressants, participant bien au cours, prompts à poser des questions ou à discuter les notions (re-ouf!). Comme moi, tu as dû souvent remarquer la différence de comportement de nos classes par rapport aux autres classes, lors de spectacles scolaires ou de rencontres genre USEP. J'y ai même souvent noté la sidération de mes élèves (et un brin de fascination malsaine, je l'avoue) assistant aux débordements délirants des hordes scolarisées 'traditionnellement'.
Même chose dans les transports en commun : lors de longs voyages en train, on voit l'effarement des autres passagers de la voiture à nous voir débarquer en troupeau et puis, assez vite, les discussions s'établissent entre les enfants et des voyageurs. Et il n'est pas rare qu'une mamie vienne voir une maman accompagnatrice ou directement l'enseignant pour quelques mots d’encouragement : « D'habitude, les groupes d'enfants c'est infernal. Les vôtres ils sont bien. »
Ayant presque toujours été directeur d'école, je peux asseoir cette constatation sur le fait que j'ai souvent eu à batailler avec mes collègues pour faire valoir que les temps de récréation, par exemple, ne doivent pas être des temps de lâcher prise mais de vrais temps éducatifs.
 
Jean
Est-ce que la place que nous ménageons aux familles de nos élèves ne participe pas aussi d'une contre-culture scolaire ?
 
Philippe
Tu as raison. Dans beaucoup d'écoles où je suis passé, j'ai trouvé, au mieux, de la réserve entre les familles et l'école. Nombre d'enseignants voient les parents comme des adversaires ou des incompétents qui ne font pas ce qu'il convient. Les parents sont invités à l'école uniquement lorsque ça va mal. Exceptionnellement – et encore choisit-on les familles concernées- on les acceptera comme accompagnateurs de sorties, pour satisfaire aux directives de l'administration et ramasser les manteaux oubliés.
Les classes Freinet, elles, invitent souvent les parents à participer à la vie de la classe : animer des ateliers, venir voir des créations ou s'y associer, animer la BCD, passer simplement un moment, recevoir des correspondants…
Je rentre d'une réunion de mon Groupe Départemental (56) où deux copains nous ont rendu compte de leur rencontre de correspondants. Anne[8] a raconté comment des mamans marocaines (je crois) qui, en temps ordinaire, ne viennent pas à l'école se sont mises en quatre pour venir confectionner, avec les enfants, du pain marocain, pour cet accueil de corres. Et l'événement que ça a été pour la classe, pour elles, pour leurs enfants et pour les correspondants ! Comment on redécouvre que la culture passe en premier par le ventre, puis par l'âme. Chronologiquement. Partager un repas est le premier acte qui transforme l'étranger en ami.
 
Jean
On dirait que l’on essaie absolument d’assaisonner la pédagogie Freinet à la sauce « culturelle » pour adapter notre discours au thème du prochain congrès. C’est faux. L’histoire du mouvement comme l’actualité de nos classes montrent l’importance de la culture dans notre système pédagogique holistique.
Philippe
Tu veux dire que la Pédagogie Freinet prend en compte globalité et complexité quand d'autres systèmes se centrent sur les disciplines et la didactique. C'est bien ça ?
Jean
Oui. Par le passé, les pionniers du mouvement se sont toujours tenus à l’avant-garde culturelle pédagogique : l’imprimerie et le journal scolaire à l’époque de la plume, les Bibliothèques de Travail quand la documentation pédagogique restait à inventer, le cinéma par le Pathé Baby, la production sonore par le Parisonor (magnétophone inventé par Gilbert Paris, facilement gérable par des gamins)  et les sorties pédagogiques, le Conseil de coopérative, l’Art enfantin, puis, plus tard, la radio, le télex, le fax, le minitel et, aujourd’hui, Internet. Bien sûr, nous ne sommes pas les seuls, et c’est tant mieux si d’autres partagent notre goût pour une école toujours d’actualité. Dès ses origines, la pédagogie Freinet (PF) se tient au rang d’une certaine avant-garde. Elle est née au sortir de la Première Guerre Mondiale de la volonté de jeunes anciens combattants souhaitant construire un monde ne souffrant plus de désastres tels que cette guerre industrialo-capitaliste dont ils étaient marqués chairs et âmes. Une vague idée de socialisme (entre anarcho-syndicalisme, communisme et social-démocratie) guidait ces pionniers mettant au point une pédagogie pour un monde à naître. En plein positivisme, riches d’une lecture critique du capitalisme, ils avaient foi en la modernité (l’Institut Coopératif est bien celui de l’Ecole Moderne) et cela passait par une permanente curiosité culturelle et un investissement dans les métamorphoses du moment (politiques, technologiques, artistiques…).
Philippe
Oui, ils étaient des pionniers. Mais aujourd'hui ? Tant de leurs conquêtes sont passées dans le domaine public !
Jean
Aujourd’hui, même si le mouvement s’est réduit à peau de chagrin par rapport à ce qu’il a pu être en nombre de militants, des années cinquante aux années soixante-dix du XXème siècle, l’essence, la démarche restent identiques. La PF se nourrit de cohérence et de contemporanéité. Elle appelle les enseignants à se vivre éducateurs et praticiens-chercheurs. Chacun est donc amené à contribuer à la réflexion intellectuelle, donc culturelle, de l’actualité pédagogique. Au niveau de la théorisation en sciences humaines comme à celui de l’expérimentation pratique en classe, les enseignants Freinet sont en mouvement, en devenir. Il en va de l’essence de cette pédagogie, à la fois, en phase et en rupture avec le monde actuel.
Si la PF part du postulat de s'appuyer sur la motivation des élèves en leur offrant de travailler sur le sens et particulièrement celui de leurs tâtonnements, de leur expression et de leurs créations, ses praticiens ne peuvent se contenter de suivre un manuel, page après page, leçon – entraînement – exercice – évaluation. Ils doivent faire preuve d’innovation, de capacité à proposer et à saisir des sujets d’étude. Là aussi, il en va de leurs propres vigilance et connaissances culturelles. Si l’éducateur Freinet parvient à saisir au vol l’opportunité d’une étude (car un élève a ramené un bombyx en classe, ou bien le musée voisin expose de l’Art Brut,…), c’est souvent parce que, le temps d’un éclair, il aura entrevu une partie de la richesse des possibles offerts à sa classe vivante. Un processus culturel similaire anime le maître garant du « nettoyage de texte » ou de l’étude collective de créations mathématiques en méthode naturelle de math. La culture, c’est bien ce « reste » quand on a tout oublié ?
Philippe
Ne va-t-on pas nous taxer d'empirisme ?
Jean
L’éducateur Freinet travaille sans filet, sans carcan de préparations pédagogiques nuisibles à l’écoute des surgissements dans la classe. En contrepartie, en théorisant sa pratique, il réfléchit aux actes dans la classe et réoriente ainsi une tournure à l’origine spontanée. L’éducateur Freinet est en devenir car il étoffe sa culture personnelle en permanence. Cela n’est pas l’apanage des seuls éducateurs Freinet, nombreux sont les enseignants fonctionnant de cette manière. Mais alors, en quoi les éducateurs Freinet se distinguent-ils ? Une résistance, une construction, une culture commune  pour une autre école, un autre monde ? Une certaine audace à « s’approprier les moyens de production du pédagogique » ?
 
 


[1]          http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture
[2]          P. Bertrand, Interdire les classes à un seul niveau, 1995
 
[3]          M. Barré, Les Mystifications de la culture, Bibliothèque de l'Ecole Moderne n° 46-49 - La culture- 1967   http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/18361
 
[4]          Les GD, Groupes Départementaux, sont les groupes de travail de base du mouvement Freinet français.
[5]          Les enfants écrivent tous les jours. Chaque semaine, un des textes est choisi par la classe pour être étudié lors des séances collectives quotidiennes de méthode naturelle. La semaine suivante, c'est un nouveau texte qui est utilisé.
[6]          Formule à mémoriser d'urgence et à noter dans votre livre de bord à chaque fois que vous faites subir des épreuves d’évaluation aux enfants.
 
[7]          Des camarades du Nord- Pas de Calais s'étaient lancés, à une époque, dans la construction d'un outil magnifique qu'ils avaient appelé « Le Passeur de Cultures ». Il s'agissait de proposer une banque d’œuvres d'enfants et d’œuvres célèbres, accessibles par mots clés et classées par thèmes. Je ne sais pas où en est la finalisation, je crois que les droits des œuvres d'auteurs étaient difficiles à obtenir…
            http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/25135
[8]          Son école est près d'un CADA. Centre d'Accueil de Demandeurs d'Asile.