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Congrès d'Angers : Comment situer Freinet par rapport à Montessori ? (Philippe Meirieu)

Journal du congrès d'Angers 2019

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Brève réponse à la (difficile) question de quelques congressistes : Comment situer Freinet par rapport à Montessori ?

Le succès de Montessori aujourd’hui et le véritable merchandising qui s’est développé autour de son nom, de sa pédagogie et de ses outils, s’inscrit parfaitement dans le contexte social et politique où nous sommes : d’abord, la « pédagogie Montessori » surfe sur le courant du « développement personnel » et semble répondre au besoin des parents qui veulent que leur enfant soit, tout à la fois, « performant » et « heureux » (alors que, dans le « système traditionnel », les performants sont plutôt malheureux et les seuls à être heureux dans l’école sont évidemment les cancres !). Ensuite, elle se pare d’oripeaux scientifiques et semble apporter la réussite à coup sûr puisqu’elle aurait été validée par les neurosciences : comme si une pédagogie pouvait être « scientifique » ! Une pratique peut être éclairée par des  travaux scientifiques mais, en elle-même, elle ne peut pas être scientifique car elle renvoie toujours à des valeurs que la science ne peut évidemment pas saisir et encore moins prescrire… Et, de plus, une « éducation scientifique », qui réussirait à coup sûr, serait plutôt du dressage, à la manière de l’éducation dans Le Meilleur des Mondes d’Huxley !


Le projet de Montessori

On sait que Maria Montessori a conçu des outils très précis, sensés, en même temps, correspondre aux « lois du développement de l’enfant » et à la structuration des savoirs : les blocs logiques, comme l’ensemble de son matériel, constituent ainsi une « interface » entre l’intelligence de l’enfant et la structure des mathématiques. Ils fonctionnent parce qu’il y a, en principe, un isomorphisme rigoureux entre leur « forme », la « forme » de l’esprit de l’enfant à une période donnée et la « forme » de la connaissance à acquérir ; ces trois éléments se superposent comme trois « couches » et s’ajustent si précisément que l’enfant en est heureux en même temps qu’il devient savant : c’est cet « ajustement » que Montessori désigne par l’expression d’« esprit absorbant », un ajustement qu’il ne faut pas interrompre inutilement par des interventions de l’adulte ou des autres qui ne feraient que distraire l’enfant de l’essentiel. Il y a là la recherche d’une sorte d’harmonie qui, d’ailleurs, pour Maria Montessori, est le signe de la réussite de la relation pédagogique. D’où cette conception de la classe où les enfants travaillent spontanément et à leur rythme, où l’adulte prépare les conditions de la rencontre de chacun avec le matériel qui lui convient et garantit la sécurité et la sérénité de cette rencontre.

Les reproches de Freinet

Dans les années 1920, Célestin Freinet a salué en Maria Montessori une « pédagogue de l’enfance et de la liberté ». Contre « l’école traditionnelle », elle était, évidemment, son alliée. Petit à petit, ensuite, il a pris ses distances en soulignant le caractère « formaliste » de son « matériel intangible et breveté », générateur d’apprentissages mécaniques. Lors du Congrès de Nice de la Ligue Internationale de l’Éducation nouvelle, en 1932, Élise Freinet décrit même férocement l’arrivée de la dottoressa : « Le congrès fut tout entier dominé par le prestige de Mme Montessori. Un train spécial avait amené son matériel. Des enfants idéalement sages et beaux, mais comme d’un autre âge dans leurs fanfreluches rococo, évoluaient au milieu du matériel de luxe qui les sollicitait. Nous les regardions avec une sorte d’étonnement manier en silence, avec dextérité, les surfaces et les cubes, et tous ces objets de l’immobilité qui conduisent parfois à des virtuosités de racine carrée ou de racine cubique nous plaçaient dans une atmosphère de singes savants... » [1]   Célestin, lui, dira sa méfiance idéologique et politique à l’égard d’une pédagogue théosophe et encensée par les milieux catholiques, adoubée, un temps, par Mussolini lui-même…

Un vrai débat de société

Mais, derrière ces reproches, il y a un double débat, politique et pédagogique. Au plan politique, Freinet est attaché à ce qu’il nomme « l’école du peuple » : ce n’est pas là simplement, pour lui, une expression convenue héritée de son passage au Parti communiste ; c’est l’affirmation de sa volonté de faire de l’École un outil d’émancipation matérielle et intellectuelle des humains et, en particulier, des plus démunis. L’École n’est pas seulement, pour lui, un lieu où les enfants doivent apprendre, voire, comme y insistera Montessori à la fin de sa vie, « apprendre à vivre en paix », c’est un lieu où les enfants du peuple doivent apprendre ensemble à prendre en main leur destin.

Au plan pédagogique – et en lien avec son projet politique –, le caractère « artificiel » du matériel Montessori inquiète encore plus Freinet que son coût. Il y voit une forme de captation de l’esprit de l’enfant qu’il faut plutôt, à ses yeux, mettre en mouvement. Certes, il concède que les « enfants sages » de la dottoressa vont apprendre, mais il ne vont faire qu’apprendre quand lui, propose, au contraire, avec sa « méthode naturelle » et le « tâtonnement expérimental » d’apprendre, de comprendre et de s’émanciper. En pratiquant « le travail vrai », sur des « objets vrais » (issus de la nature ou socialisés, un barrage sur la rivière ou un journal scolaire), avec des contraintes inhérentes à ces objets eux-mêmes (il faut que le barrage produise de l’électricité et que le journal puisse être lu et apprécié), les enfants s’engagent dans une démarche de découverte qui, loin du « miracle » ponctuel de la juxtaposition « esprit/outil/savoir », les amène à se dépasser et à percevoir, non seulement, ce qu’un apprentissage leur apporte, mais aussi de quoi il les libère et ce qu’il leur permet d’espérer en termes de coopération avec les autres. C’est pourquoi les « techniques Freinet » en matière d’apprentissage sont inséparables des « techniques Freinet » en matière de coopération et de réflexion collective (en particulier grâce au « conseil »).

On voit que ce qui sépare Montessori et Freinet est loin d’être anecdotique. Et, même si cela n’est pas toujours formulé ainsi, ces différences sont encore très prégnantes aujourd’hui chez ceux et celles qui se revendiquent de l’un ou de l’autre. En France, les partisans de Maria Montessori sont, pour l’essentiel, dans des écoles privées tandis que les militants de la « pédagogie Freinet » restent dans l’école publique qu’ils veulent transformer. Les partisans de Maria Montessori insistent surtout sur le « respect de l’individualité de l’enfant », alors que les militants de la « pédagogie Freinet » articulent la progression de chacun à la construction du collectif par la coopération. Les militants de la pédagogie Freinet lient leur combat pédagogique et leur combat politique en une même dynamique : il ne veulent pas « couver des petits Emile au cul rose » (comme le disait Fernand Oury), dans des îlots pour privilégiés, ils veulent construire une « École commune » qui permette à tout petit humain, quelles que soient ses origines et ses apparences, d’accéder à la pensée libre dans un collectif solidaire. Voilà, au moins, un point qui devrait permettre d’y voir plus clair.

Philippe Meirieu
 

[1] Élise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire. Historique de l’École moderne (Pédagogie Freinet), Paris, Maspero, 1968, page 162.