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Psycho-Grapho-Drame

Jean Le Gal

                                                                                 
DU DESSIN LIBRE AU JEU DRAMATIQUE
 
            En août 1959, le hasard des vacances me fait découvrir l’Ecole Freinet de Vence et la pédagogie Freinet que je ne connais pas. Je suis profondément touché par la richesse des créations artistiques des enfants. Je ne me lasse pas de regarder les grandes peintures d’Alain Gérard, les albums, les céramiques… Il faut que cette lumière entre aussi dans ma classe !
                C’est pourquoi, dès la rentrée de septembre, je propose aux enfants de mon cours élémentaire première année de dessiner librement sur un bloc sténo et d’y écrire les histoires racontées par leurs dessins. Ces histoires sont ensuite lues au cours des séances consacrées aux textes libres.
Les graphismes s’enrichissent. L’idée me vient alors de proposer que, chacun à son tour, dessine au tableau. Dès le mois de janvier, je constate que certains enfants ne se contentent plus de quelques graphismes vite effacés dès leur réalisation mais sont très attentifs aux formes et aux couleurs qu’ils vont offrir à l’appréciation de leurs camarades, lors du bilan du soir.
                Au cours d’un de nos conseils, je propose que celui qui a dessiné au tableau raconte son histoire et réponde aux questions que nous lui poserions. Dès la première séance, l’intérêt est grand. Les questions fusent. Le dessin est parfois complété au fil des réponses.
                Elise Freinet, à qui j’ai décrit notre tentative, nous encourage. Elle considère que « le dessin au tableau permet à l’enfant d’associer sa pensée à celle des autres ».
                La technique du «  dessin au tableau » fait maintenant partie de nos pratiques.
A la rentrée, je la propose donc aux nouveaux arrivants de la classe.
                Chaque jour, pendant son temps d’activités personnelles, un enfant invente une histoire derrière un volet du tableau, en utilisant les craies de couleur. A la fin de la journée, nous nous réunissons et c’est la découverte de la création que son auteur nous raconte. Peu à peu la technique se perfectionne. Un jour, je propose d’utiliser le jeu dramatique pour animer l’histoire, chaque auteur choisissant ses partenaires. C’est l’enthousiasme ! Les candidats se bousculent.
Je fais alors appel à Maurice Pigeon afin qu’il vienne voir quels développements nouveaux nous pourrions donner à notre technique. J’ai fait sa connaissance, au cours d’une réunion du groupe départemental, dans un atelier d’initiation à la gravure sur lino dont il est un grand spécialiste. Instituteur Freinet depuis 1933, il est aussi chargé de cours à l’université. Il a en effet présenté une thèse de doctorat d’université en psychologie, à l’université de Nantes, sur la dimension psychologique du dessin libre[1]. Durant sa longue carrière, il est demeuré passionné par le dessin d’enfant dans ses différents aspects : expression, thérapie, art. C’est donc la personne-ressource qu’il me faut pour aller plus loin dans ma réflexion.
Il assiste avec grand intérêt à une de nos présentations. Pour lui, la technique du dessin au tableau noir est une excellente idée. Elle relève par plus d’un point du psychodrame et ici, avec l’intervention du « chœur » et les réactions spontanées de l’auteur, se révèle une dynamique remarquable qui mieux encore que dans l’explication dialoguée « enfant-maître », sur un objet commun, le dessin, dévoile les tendances et la profondeur des thèmes psychologiques de l’inconscient de l’enfant. Dans le commentaire, comme dans les réponses aux questions, on retrouve les thèmes courants et les symboles connus. La psychanalyse s’y remue à l’aise. C’est aussi excellent sur le plan de la communication avec autrui, sur celui de la socialisation et du langage socialisé qui retrouve ses racines dans le langage gestuel exprimé par le dessin.
Mais il ne peut être question de jouer à l’apprenti sorcier en tentant de faire prendre conscience à l’enfant des problèmes que son expression libre révèle. Par contre, je dois prendre une attitude hypothétique, conjecturale, et vérifier si l’hypothèse que j’ai formulée se confirmera au cours des jours qui vont suivre.
Maurice Pigeon m’encourage donc à persévérer, à préciser au maximum mes notations et à approfondir mes connaissances dans les champs de la psychologie et de la psychanalyse.
A la fin de l’année, je tire de cette expérience, un bilan positif sur différents plans :
1. sur le plan graphique et pictural : 
Chaque enfant a appris à varier l’échelle de ses graphismes. Les questions des camarades lui apportent des éléments nouveaux pour l’enrichissement de son dessin, comme d’ailleurs dans la pratique des mises au point collectives des textes libres, l’intervention des autres permet enrichissement et affinement de la pensée. Les dessins ne sont plus un assemblage de graphismes isolés mais des éléments réunis par une trame affective, comme le préconise Elise Freinet. Progressivement, au fil de notre maîtrise des couleurs, certains dessins deviennent des créations magnifiques mais hélas éphémères. Ils sont souvent repris sur des grands cartons dans notre atelier-peinture et quelques uns deviendront des tapisseries.
2. sur le plan de l’expression orale et écrite :
Cette activité permet une socialisation de la pensée par des échanges au moment des présentations auxquelles participent très activement les enfants. Certaines histoires racontées, qui ont particulièrement intéressé le groupe, sont le point de départ de la création de contes collectifs.
3. sur le plan psychologique :
Je connais le lien étroit entre l’affectivité et le dessin libre mais par le dessin au tableau, je pense que l’enfant se libère doublement de ses problèmes, d’abord par ses graphismes et ensuite par ce qu’il dit au groupe permissif et amical de la classe.
Durant l’année suivante, je continue cette expérience en restant en contact avec Elise Freinet et Maurice Pigeon. Pour illustrer la technique, je présente le dessin de Bernard car ce dessin réalisé au tableau sera ensuite repris par lui à l’atelier peinture. Sa création sera retenue par Elise Freinet dans son ouvrage L’Enfant artiste.[2]
 
Le dessin de Bernard
Bernard a 7 ans et 2 mois. Il est arrivé cette année au CE1 dans notre classe qui est maintenant un CE1-CE2, accueillant donc des anciens et des nouveaux. C’est un enfant d’une grande richesse intérieure qui se manifeste dans ses textes et ses dessins. Il semble vivre dans un milieu familial qui répond à ses besoins affectifs. Son père et sa mère sont calmes et tendres avec lui. Il a une sœur plus grande.
 

 
            Bernard présente son dessin :
                «   Le petit gars est fatigué, sa maman ne le sait pas. Il est allé se coucher sur la route. Son papa va au chantier en voiture. Il s’amuse dans la voiture, il est couché. Il ne voit pas son petit gars, il va l’écraser.
                Le cheval est au papa, à la maman et au petit gars. Il a une écurie derrière la maison mais elle ne se voit pas. Il voudrait manger une fleur mais il ne peut pas car il se pique au fil de fer.
                Le train a déraillé. Il s’était arrêté à une gare. Le monsieur avait oublié d’arrêter son moteur. Les voyageurs sont montés et le train est parti seul. »
 
 
QUESTIONS 
Q- Pourquoi il n’y a pas de carreaux à la maison ?
R- Le petit gars a cassé les carreaux.
Q- Le petit gars doit avoir froid sur la route ?
R- Non, il a ses habits.
Q- Il n’y a qu’une fenêtre à la deuxième maison ?
R- L’autre n’est pas mise, la maison n’est pas finie.
Q- La maman n’est pas contente que ses carreaux soient cassés ?
R- C’est pour ça qu’elle ne veut pas qu’il va se coucher et qu’il s’est couché sur la route.
Q- La voiture a une grande roue ?
R- Les autres sont à plat.
 
JEU DRAMATIQUE
Bernard choisit d’être le petit enfant et il invite des camarades à jouer les autres personnages : la maman, le papa, le conducteur du train, le cheval. Le dessin du tableau devient une scène vivante riche d’échanges. Bernard en est le héros et il est ravi par les applaudissements des spectateurs.
 
RELATIONS AVEC LES PARENTS
                A la suite de la présentation de ce dessin, j’ai un entretien avec les parents pour savoir s’il n’y a pas eu un heurt entre eux et Bernard. Ils ne voient aucun heurt, ni aucun changement dans l’attitude de Bernard, les jours qui ont précédé le dessin.
 
CREATION PICTURALE
Bernard va reprendre ce dessin à l’atelier peinture. Cette création a été offerte au Musée des Beaux Arts de Nantes, après l’exposition organisée par le groupe départemental en 1964.[3]
 

 
LE DESSIN AU TABLEAU DEVIENT UNE TECHNIQUE RECONNUE
 
            Le Musée des Beaux Arts de Nantes, qui n’a pas oublié le magnifique ensemble artistique présenté lors du congrès international de l’Ecole moderne de 1957, me propose d’accueillir à nouveau dans ses murs, en juin 1964, une exposition des créations du Groupe départemental dont je suis le délégué.
                C’est avec grand intérêt que les membres de l’assemblée générale accueillent cette proposition et il est décidé qu’il me reviendra d’organiser dans ma classe, à la rentrée 83-84, une journée consacrée à l’expression graphique et picturale. C’est une excellente occasion de soumettre, pour la première fois, à la réflexion de tous, nos essais de dessin au tableau, puisque les enfants du CE1, qui en ont l’expérience, seront encore présents dans notre CE1-CE2. L’après-midi, Michel Debiève, artiste nantais et gendre de notre vieil ami René Daniel, avec lequel notre class travaille, initiera les participants à diverses techniques artistiques.
A la rentrée, je propose aux enfants un conseil extraordinaire pour organiser cet évènement : qui participera à cette journée d’activités ? Qui présentera un dessin au tableau ? Comment allons-nous disposer la salle pour accueillir les participants ?  Qui animera la réunion ?
Paul, un ancien, se propose pour présenter un dessin qui sera suivi d’un jeu dramatique devenu maintenant traditionnel.
 
PRESENTATION DU DESSIN
                Voilà le grand jour arrivé. Les nombreuses voitures occupent la cour. Les soixante « invités » sont installés un peu partout. Nous accueillons aussi Maurice Pigeon, le docteur De Mondragon, psycho-thérapeute, et l’inspecteur de la circonscription. Le journaliste prend des photos.
Paul ouvre le tableau. Un dessin riche en graphismes tracés à la craie de couleur nous apparaît. Le silence s’installe. Paul est le centre de l’attention. Il raconte.
 
              
Le papa du petit garçon veut tuer sa maman, alors le petit garçon (celui qui est sur la route) a mis le feu à la maison.
Son frère a mis des pointes pour crever les pneus de la voiture et il a pris la voiture. Il a emmené son chat, une valise et une tente. Il a mis une chaise pour s’asseoir. Il a fait un petit volant. Il a fait : tut ! parce qu’il avait devant lui des bohémiens qui avaient une trottinette. Ils vont manger des cerises. Le cerisier est au papa. Un oiseau voulait en manger.
L’escalier de la maison est tout cassé. Il y a des trous dedans. Les fenêtres sont en bois.
La vipère veut manger une fleur. Elle n’est pas contente parce qu’elle voit que le camion va l’écraser.
Le petit gars qui est sur la route va se marier avec la maman.
Dans le ciel se trouve une mouche. Autour de l’arbre, se trouve une grille pour empêcher les enfants de monter à l’arbre.
 
            Immédiatement des mains se lèvent. Paul donne alors la parole à ses camarades. Le rituel est maintenant bien installé et maîtrisé.
 
Q -Pourquoi le papillon a une aile plus courte que l’autre ?
R -C’est le petit gars qui l’a coupée.
Q -Est-ce qu’il y a du feu dans la cheminée ?
R -Il avait mis du bois et une allumette et ça a pris. C’était un tuyau en fer tout cabossé.
Q -Pourquoi ont-ils volé une trottinette ?
R -Parce qu’ils avaient la flemme de marcher à pied.
Q -Pourquoi la voiture n’a pas de portes ?
R -Elle est fermée à clé pour que personne n’entre dedans.
Q -Pourquoi il y a un petit chat devant ?
R -Le grand gars a emmené le père chat car il aime mieux le père et il a laissé la mère.
Q -Pourquoi la maman a-t-elle les mains en l’air ?
R -Parce que le père a dit « haut les mains ! ».
Q -Pourquoi veut-il tuer la mère ?
R -Parce qu’il est méchant et qu’il est saoul. La maman avait mis du poivre dans son assiette.
Q -Le petit gars aime-t-il mieux son papa que sa maman ?
R -Le petit gars aime mieux la maman et le grand gars le papa.
Q -Pourquoi le papa a-t-il le nez rouge ?
R -Parce qu’ils ont froid.
Q -Pourquoi a-t-il emmené le chat ?
R -Pour qu’il fasse les commissions.
Q -Est-ce que le petit gars part aussi ?
R -Il reste avec sa maman.
Q -Le soleil va assommer le monsieur avec sa pipe ?
R -Non car elle est en bois.
Q -On dirait que le soleil rit ?
R -Non il pleure parce qu’il voudrait manger les cerises mais le papa ne veut pas. La dame a un oeil au « coquart » et des talons hauts.
Q -Que tient le papa à la main ?
R -Le papa a un couteau qu’il a pris à la maison. La dame ne s’est pas peignée ce matin, parce qu’elle avait peur que le feu prend dans sa jupe. C’était une jupe de mariage et le petit gars avait pris le costume de mariage de son papa. Le grand, quand il allait à l’épicerie avec son chat, il volait. Le petit chat disait au revoir et il volait aussi.
Q -Pourquoi la voiture est cabossée ?
R -C’est la voiture qui a tout pris. Elle voulait écraser les bohémiens. Il a été puni.
Q -Pourquoi le petit garçon a-t-il fait un petit volant ?
R -Parce qu’il était grand et prenait toute la voiture.
Q -Pourquoi le petit gars a-t-il voulu écraser les bohémiens ?
R -Parce qu’il ne les aime pas.
Q -Ta dame a les talons carrés ?
R -Parce que c’est un cordonnier qui les a faits et il les a mal faits.
Q -Pourquoi il n’y a pas d’herbe ?
R -Le monsieur a tout arraché l’herbe, il cassait les fleurs et les jetait à la poubelle.
Q -Son papa va gronder le grand gars parce qu’il a pris la voiture ?
R -Non, il est sourd, il n’entend rien.
Q -La dame a un grand nez, c’est parce qu’elle a menti ?
R -Non quand elle mange son nez grandit.
Q -Le grand gars va entrer dans l’arbre avec sa voiture. Il va prendre toutes les cerises ?
R -Le grand gars savait conduire, son papa lui a appris. Le petit gars ne sait pas, il voudrait bien apprendre.
Q -Pourquoi le papa a une culotte courte ?
R -Il a une culotte courte parc qu’ils sont pauvre. ils aiment mieux acheter un camion et des jouets pour leurs petits enfants.
 
JEU DRAMATIQUE
            Paul choisit ses partenaires et devant des spectateurs attentifs, les personnages de l’histoire s’animent, se parlent, créent de nouvelles relations. Paul est le petit gars. Puis, à la demande du docteur de Mondragon, je lui propose de choisir un autre rôle et d’autres partenaires. Il est maintenant le père… Nous venons de faire un petit pas vers le psycho-grapho-drame. Chacun est bien conscient que Paul, à travers la richesse de son imagination créatrice et de son histoire, nous a dévoilé des conflits, des angoisses, dont il sera nécessaire de tenir compte.
 
LE DEBAT
            Après avoir reçu les félicitations des spectateurs, c’est le temps de la pause pour tous. Les enfants se mêlent aux adultes et répondent volontiers à leurs questions sur la vie de la classe, dont de nombreux éléments apparaissent sur nos murs. Notre petit journal se vend. Mais il est temps pour les enfants de rentrer à la maison. La fête est finie et le débat peut commencer.        
Je connais la situation familiale de Paul mais il n’est pas question de la dévoiler. Le respect de l’intimité de l’enfant doit être préservé. La mésentente conjugale est très grave et le perturbe fortement. Son père boit, préfère son fils aîné et le rejette. Sa mère l’entoure d’une grande affection. Il lui est très attaché et a beaucoup pleuré à l’école maternelle. Il demeure très infantile et est très sensible à toutes les remarques que je peux lui faire. Son comportement parfois agressif lui attire souvent des critiques au Conseil. Même si nous comprenons ses problèmes, nous lui demandons de respecter les règles de vie commune. 
                Alors évidemment je m’interroge :
L’expression libre révèle les problèmes affectifs de l’enfant. Elle me semble lui permettre une certaine libération mais est-ce suffisant ? L’éducateur doit-il se donner des compétences pour mieux comprendre les problèmes révélés par l’enfant et agir en thérapeute ? Mais alors comment ?[4]
Pour Maurice Pigeon, le pédagogue doit rester un éducateur. Il doit rappeler les normes sociales à respecter dans le groupe, alors qu’un psychothérapeute, en entretien de tête-à-tête peut accepter des comportements parfois violents sans esprit normatif. Et il ne peut être question pour l’éducateur de faire prendre conscience à l’enfant de ses problèmes. Par contre, il doit le faire pour lui, sans en faire part à l’enfant, et émettre des hypothèses que ses observations confirmeront ou pas. Cela lui permettra d’avoir une « attitude thérapeutique ».
                Le docteur de Mondragon pense que les textes libres, les dessins libres peuvent apporter au pédagogue une connaissance indispensable de l’enfant. Mais pour comprendre ce que l’enfant y projette ( angoisse, sentiment d’échec, espoirs…), encore faut-il qu’il connaisse bien sa situation personnelle. La liberté d’expression enrichit l’enfant car elle lui permet d’extérioriser et de matérialiser ses élans créateurs, ses choix. Elle contribue à lui donner confiance en lui-même. Mais elle n’est pas automatiquement un moyen de libération. Si l’enfant doit surmonter des obstacles psychologiques importants, elle n’est pas suffisante pour les lui faire franchir. Ils le seront souvent dans la mesure où le pédagogue, par sa connaissance personnelle de l’enfant, par l’interprétation de ses projections, pourra le guider individuellement, orienter ses choix, indiquer aux parents les conflits qu’il constate et, avec eux, chercher les moyens de les résoudre. C’est effectivement lui demander une tâche à laquelle il n’a pas été préparé. Il estime que les enseignants doivent apprendre à utiliser la psychologie pour épanouir tel ou tel enfant dont ils prennent en charge l’éducation et qui éprouve des difficultés conflictuelles. Il y a beaucoup à découvrir, à expérimenter sur ce plan dans le domaine pédagogique. Cette conception nouvelle de l’éducation, définie comme une hygiène mentale au lieu d’être un apprentissage, est au cœur du débat entre l’éducation d’hier et celle d’aujourd’hui.
            La position du docteur de Mondragon nous interpelle. Après de nombreuses interrogations et échanges, les membres du Groupe départemental décident de poursuivre la réflexion. Nous ferons le point, avec sa participation, lors du stage du Château d’Aux en août 1965.
 
RELATIONS AVE LES PARENTS
                Le dessin de Paul, ses réponses et le jeu dramatique confirment la situation relationnelle dans laquelle il se trouve au sein de sa famille. Au cours d’un entretien, sa mère insiste sur le fait que son mari rejette Paul et est plus attaché à l’aîné. Lorsqu’il est ivre, il la bat devant les enfants et la met à la porte de leur appartement. Pour compenser, elle entoure Paul d’une plus grande affection. Nous sommes d’accord pour penser que Paul est resté à un stade infantile et qu’il faudrait l’aider à le dépasser. Sa mère le poussera à aller jouer avec les autres enfants au lieu de rester avec elle jeudis et dimanches. De mon côté, je l’inciterai à participer plus activement aux jeux des garçons de la classe.
                Nous nous rencontrons à plusieurs reprises pour faire le bilan de notre action qui s’avère très positive. Peu à peu, Paul devient plus autonome, plus actif, tout en continuant à aider sa maman dans les activités intérieures, ce qui est d’ailleurs une règle de vie adoptée par tous au sein de notre classe coopérative. 
 
 
VERS LE PSYCHO-GRAPHO-DRAME
 
Etant particulièrement intéressé par l’orientation de notre action éducative proposé par le docteur de Mondragon, je sollicite l’avis de Freinet.
Freinet est « persuadé que l’expression libre est à elle seule thérapeutique : elle libère physiologiquement mais aussi en conséquence psychiquement. Des circuits qui se bloquent sont rétablis ». Il ne peut y apporter une explication scientifique mais « il suffit pour s’en convaincre de considérer à quel point les intéressés prennent un nouveau visage reposé et enhardi qui est bien la transcription physiologique de changements plus profonds intervenus ». Il hésite à conseiller aux éducateurs une action plus poussée. Pour ce faire, il faudrait « une longue et minutieuse préparation qu’on ne pourra jamais donner aux éducateurs ».
            Or, au mois de décembre, cette opportunité m’est offerte. Maurice Pigeon et le docteur de Mondragon vont bientôt ouvrir, et diriger, le Centre Médico Psycho Pédagogique de Nantes. Une classe y sera annexée. Ils me proposent d’en être le responsable. Je pourrai y poursuivre librement mes recherches tant sur la dimension thérapeutique de l’expression libre que sur la dimension institutionnelle de la classe coopérative. Mais il me faudra pour cela être titulaire du Certificat d’Aptitude à l’Enseignement aux Inadaptés (CAEI). Or un centre de formation va s’ouvrir à Nantes en septembre 1964. Maurice Pigeon en sera le directeur. Les stagiaires pourront aussi suivre les cours du Certificat de psychologie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université. Je disposerai donc d’une année entière pour me donner les compétences  en psychologie de l’enfant, en psychopathologie et en  psychanalyse qui me manquent. Parallèlement, je pourrai poursuivre la réflexion sur les institutions de la classe coopérative et sur l’autogestion dans laquelle je viens de m’engager.[5]
                A la rentrée 1964, je quitte donc ma classe d’école élémentaire où j’ai fait mes premiers pas dans la pédagogie Freinet, pour commencer une autre aventure. Mon nouveau chemin semble  tout tracé mais il existe toujours des impondérables. Au cours du stage, j’apprends que la classe du CMPP ne sera pas créée. Je serai nommé en classe de perfectionnement à Rezé, dans l’école du quartier de Ragon qui accueille un grand nombre d’enfants du voyage.
Le stage me permet d’étudier le psycho-drame. L’ouvrage de Daniel Widlöcher[6] va me servir de référence pour faire évoluer, progressivement, notre technique vers le psycho-grapho-drame, dans de nouvelles conditions.  
Ce sont maintenant des enfants  de 10 à 12 ans, garçons et filles, en grand échec scolaire, dont j’ai la responsabilité. Le dessin libre avec son commentaire est très bien accueilli par tous. Je leur propose, très rapidement, de reprendre notre technique du dessin au tableau en le prolongeant par un jeu de rôle après le temps des questions-réponses. 
Le « dessinateur » interprète d’abord, seul, celui qu’il voudrait être dans son dessin. Puis il change de rôle et invite des camarades volontaires à venir se joindre à lui. Parfois j’introduis un personnage nouveau.
Daniel Widlöcher préconise que « lorsque dans une séance de psychodrame la situation imaginée est une situation stable, elle peut donner lieu à une véritable improvisation dramatique. Il faut alors prévoir ou imaginer en cours de réalisation un évènement accidentel ou un conflit latent, qui déséquilibre la situation initiale ». Pour lui « souvent l’enfant chargé d’assumer le rôle parental ou un rôle symbolique voisin va représenter sans le vouloir ce parent comme il le voit et nous fournir ainsi une image significative de sa vision d’autrui... Plus un sujet se montrera capable d’assumer spontanément les rôles divers qui lui sont offerts mieux on pourra augurer de la souplesse de sa structure mentale, de l’absence de formations caractérielles rigides ou d’inhibitions névrotiques ». Daniel Widlöcher souligne que trois ou quatre séances de psychodrame permettent d’en savoir plus sur les attitudes de l’enfant et ses sentiments, que des entretiens ou une enquête minutieuse auprès de l’entourage.
J’observe avec attention les différentes séances afin de mieux connaître chaque enfant :
- quel rôle choisit-il ?
- comment le joue-t-il ? quels gestes significatifs, quelles attitudes lui servent à particulariser le rôle choisi ?
- quel rôle tient-il par rapport aux autres ? Est-il le meneur ? Est-il passif ?
- quand des adultes, et plus particulièrement le père et la mère apparaissent dans l’histoire racontée, quelle représentation en donne-t-il ?
Maurice Pigeon, avec lequel je me tiens en contact, pense «  qu’une telle recherche n’est possible qu’à même la vie d’une classe Freinet. D’une classe où l’expression de tous et de chacun est sollicitée, acceptée, voire honorée. Une classe surtout dont le responsable s’est informé et formé au meilleur niveau en psychopédagogie. Car la quête prudente doit être maîtrisée dans son déroulement. Autrement dit, les interprétations ne sauraient procéder « à la sauvage », de manière irresponsable. L’adulte, consciemment ou non, joue un rôle normatif vis-à-vis des enfants d’une classe Freinet comme d’une autre. Mais ici, ils vivent leur enfance dans un dynamisme heureux ».
Pour lui, de nombreux ouvrages, depuis le début du siècle, ont analysé le dessin enfantin, mais seule sans doute, la pédagogie Freinet l’a éclairé d’un jour inhabituel du fait de l’expression libre, en dehors de toute situation systématiquement psychologique, au sein d’une classe coopérative. 
Elise Freinet suit aussi de près notre expérience et me demande de la présenter dans Art Enfantin,[7]en me centrant sur le cas d’une enfant aux riches créations qui lui ont permis d’être reconnue par le groupe et de s’ouvrir aux relations sociales. En voici un extrait :
 
« Aujourd’hui, présidente de jour, Aline a le privilège, tant envié et tant attendu, de partir à la conquête du tableau, c’est-à-dire qu’elle va pouvoir dessiner tout à son aise, en long et en large, au gré de sa fantaisie. Elle prend possession de toute la surface, sans aucune hésitation. La craie court et les solitudes se peuplent de graphismes. Cette impatience d’expression témoigne d’un besoin puissant qui a trouvé sa voie libératrice: trois petits cochons, une dame et son chien, une chèvre, les personnages du “drame” sont en place.
Et maintenant commence l’effort décoratif qui devra transformer le tableau en un ensemble de formes et de couleurs, plaisant à l’oeil et propre à attirer les félicitations des camarades. Aussi Aline travaille-t-elle avec soin, s’éloignant parfois du tableau pour y jeter un regard critique ou pour solliciter l’avis d’un spectateur momentanément désoeuvré.
Mais voici venue pour elle, l’heure de présenter son « œuvre » au « chœur » qui prend place :
-Oh! il est beau ton dessin!
-Tes cochons sont originaux.
-Ton soleil aussi.
-Tu aurais dû fignoler ton arbre.
-Raconte-nous ton dessin.
Chacun est impatient de connaître le « thème » car, tout à l’heure, tous ces personnages figés vont devenir réalité et s’animer, au cours du jeu dramatique qui suivra le commentaire.
Aline hésite, elle a encore un peu honte d’elle-même devant cet auditoire pourtant amical et réceptif, elle rit pour cacher sa gêne, puis elle se décide :
« C’est trois petits cochons qui se moquent d’une dame parce qu’elle n’a pas d’enfant. Ce sont des gendarmes. La dame n’a pas d’enfant parce qu’elle a son petit chien. Elle aime mieux son petit chien que les enfants. Une chèvre s’est cachée. Le soleil rit. »
Comme lors de chaque séance, le « chœur » s’anime et entre le créateur et lui, naît un dialogue dynamique qui révèle, souvent mieux que l’explication dialoguée « enfant-maître », les tendances profondes de l’enfant:
-C’est beau !
-On dirait un poème.
-Tu pourrais le chanter.
-Mais pourquoi la chèvre s’est-elle cachée ?
-Parce qu’elle avait volé de l’or et les gendarmes la cherchent « de partout ».
-Pourquoi la dame n’aime pas les enfants ?
-Parce qu’ils sont embêtants, ils font que des bêtises et ils répondent à leur maman.
-Et les cochons comment ils s’appellent ?
L’échange se termine par une question devenue traditionnelle.
-Qui voudrais-tu être dans ton dessin ?
Quel rôle aura la préférence d’Aline ?
Celui de la dame qui n’aime pas les enfants et qui est peut-être l’image de sa mère ?
Celui du petit chien qui a la joie d’être l’objet d’un amour exclusif ?
Celui d’un gendarme, gardien de l’autorité ?
Celui de la chèvre, qui s’est mise en marge des lois de la société ?
Spontanément, elle choisit d’être la dame et, seule, devant tous, elle crée ce personnage en inventant les répliques et les gestes qui le définissent. Puis, elle anime un dialogue imaginaire, sa voix et son attitude variant suivant le rôle qu’elle interprète...
Mais le temps s’écoule trop vite à notre gré et je dois inviter Aline à choisir des acteurs parmi ses camarades qui attendent, impatients, les trois coups qui annonceront l’ouverture du psychodrame. Les mains se tendent :
- Moi! moi!
- Je voudrais être un cochon!
- Et moi, le petit chien!
- Et moi, la dame...!
Point de convergence de toutes ces sollicitations, Aline se sent grandie mais aussi un peu débordée. J’interviens et les heureux élus peuvent prendre place dans notre espace conventionnel où, sans costumes, sans décors, sans artifices d’aucune sorte, ils vont devoir, à la manière des acteurs de Copeau, Brecht ou Pirandello, créer leur propre rôle à l’intérieur d’un thème commun.
Chacun participe pleinement à cette improvisation que j’arrête au moment où la tension devient trop forte. Nous examinons alors, ensemble, comment chaque personnage a été interprété. Le calme revenu, les acteurs changent. Aline, après avoir été la dame, puis le petit chien, se transforme maintenant en gendarme.
Hélas! Tout a une fin. Mais pourquoi regretter ? Demain, comme le souhaitait Moreno, auteur, acteurs et spectateurs s’évanouiront à nouveau dans l’émotion commune et renaîtra « le théâtre dans sa forme la plus pure, le théâtre du génie créateur, de l’imagination radicale, le théâtre de la spontanéité. »
 


[1] PIGEON Maurice, Des mots pour le dire, Nantes, CRDP, 1992.
[2] FREINET Elise, L’Enfant artiste, Cannes, Editions de l’Ecole Moderne, 1963.
[3] LE GAL Jean, L’art enfantin au Musée des Beaux Arts de Nantes, L’EDUCATEUR, n’°5, 1 novembre 1964.
[4] LE GAL Jean, «  Éducateur et/ou thérapeute ? Entretien avec Maurice Pigeon », L’Educateur, n° 5, 30 novembre 1975.
 
[5] LE GAL Jean, Le maître qui apprenait aux enfants à grandir. UN parcours en pédagogie Freinet vers l’autogestion, Co-édition éditions libertaires, éditions ICEM, 2007.
[6] WIDLÖCHER Daniel, Le psychodrame chez l’enfant, Paris, PUF, 1962.
[7] LE GAL Jean, « Psychodrames quotidiens », Art Enfantin, n° 35-36, mai-août 1966.