Raccourci vers le contenu principal de la page
Juin 2001

CHRONIQUE DE L’ÉCOLE ORDINAIRE

 
Dans l’armoire.
Le maître de la grande classe est de plus en plus coléreux et intolérant. Le moindre chuchotement l’irrite. Un crayon épris de liberté tombant pendant la dictée hebdomadaire lui provoque des hurlements, un ”s” resté coincé dans un stylobille, des propos rageurs. Ne parlons pas des effets ravageurs d’une table de multiplication approximative ou d’une retenue en goguette dans une longue opération. Age, calme et sérénité ne peuvent hélas pas toujours cohabiter. Visiblement Monsieur, comme l’appellent ses élèves, supporte mal le cumul de son hypertension artérielle et de sa fin de carrière. Car de mémoire de parent, il n’a pas toujours été comme ça. Il y a quelques années, il lui arrivait même parfois, aux beaux jours, de plaisanter avec les enfants et d’organiser deux sorties-enquêtes dans la ferme de son copain Antoine, pour voir une fois les vaches et leurs veaux et l’autre, les cochons. C’était le bon temps, mais comme il a passé vite !
Un matin, alors qu’une moutarde spectaculaire lui monte au nez à cause de l’étourderie de Bernard qui a “sauté” deux pages de son cahier de contrôle, celui qui va pour signature à la maison, Monsieur se précipite vers l’armoire aux fournitures, l’ouvre furieusement, contemple l’intérieur, la referme presque paisiblement et se retourne, tout calme.
Stupeur chez les enseignés. Dans la morne classe les imaginations galopent. Chacun s’interroge : “que peut-il bien y avoir dans cette armoire ?” et se répond en se référant à son expérience ou à son espièglerie. Un beau cadeau ? Une lettre de sa maman ? Une photo de son papa ? De son fils ? D’une belle fille à poil ? Une bonne bouteille ? Un gâteau ? Personne ne pense aux Palmes Académiques, il n’y a pas d’enfant d’enseignant parmi eux.
Pendant la récréation les soliloques deviennent colloques, qui virent très vite du singulier au pluriel. Des groupes se forment. Les hypothèses circulent, plus farfelues les unes que les autres, tournant souvent à la franche rigolade. Une inquiétude subsiste cependant : le truc va-t-il encore fonctionner le prochain coup ? Le rang est long à se former... Monsieur s’énerve et fonce à son armoire. Ça marche ! Remis de son émotion, il ne rouspète même pas.
L’après-midi, avant la classe, sous le prétexte d’aller aux cabinets, deux téméraires se faufilent dans le couloir, entrebâillent silencieusement la porte, se coulent entre les tables en évitant soigneusement les cartables et se trouvent face à la fameuse armoire aux fournitures. Tout va bien, la clé est dessus ! En bloquant son souffle, le plus hardi ouvre... et ne voit rien de spécial : des crayons, des buvards, des pots de colle blanche sentant les amandes, du papier à dessin... Son copain, un peu en retrait, aperçoit sur la planche du haut, au-dessus de la pile de cahiers neufs, au niveau du regard du maître, une belle feuille calligraphiée punaisée bien d’aplomb contre le fond. Dressés tous les deux sur la pointe des pieds, ils découvrent enfin le remède miraculeux. Monsieur a écrit sur son affiche :
Pense à ta retraite !
Finalement, leur maître avait fait, et bien fait, son travail : il avait trouvé une solution efficace à un problème qui se posait dans sa classe.