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L'alphabétisation émotionnelle

Dans :  la Société › Formation et recherche › 
Avril 2000

UNE ALTERNATIVE A LA VIOLENCE CHEZ LES ADOLESCENTS 

L'ALPHABETISATION EMOTIONNELLE :
                 
Dans un précédent numéro (1), nous rendions compte d’une table ronde organisée par l’Institut Gardois de l’Ecole Moderne sur le thème “ Violences, échecs et difficultés scolaires… Expression, création, coopération : des solutions pour l’école et le collège du futur ? ” L’un des intervenants, Daniel Favre*, avait évoqué certains aspects psycho-sociologiques de la violence adolescente en milieu scolaire. Nous lui avons demandé de préciser les résultats de ses recherches dans ce domaine.
 
 
 
* Daniel Favre est enseignant-chercheur à l'Université de Montpellier 2, titulaire d'un Doctorat d'État en Neurosciences et d'un Doctorat en Sciences de l'Éducation, son thème central de recherche porte sur l’étude des conditions dans lesquelles un apprenant modifie ses représentations et des liens qui existent entre la violence et l'échec scolaires.
 
 
 
   Cet article rend compte de la deuxième phase d'une recherche comportant une intervention formative d'adolescents repérés pour leurs comportements violents. Il s'appuie sur les résultats de la première phase concernant l'étude effectuée simultanément en France et au Québec durant l'année 1995 portant sur 138 adolescentes et adolescents âgés de 13 à 15 ans (Favre & Fortin, 1997). Ces jeunes proviennent des écoles polyvalentes d'enseignement secondaire situées dans un quartier défavorisé de la ville de Sherbrooke et d'un collège du sud de la France dont les élèves sont d'origines ethniques variées.
 
(1) Le Nouvel Éducateur, n° 106, février 99, rubrique “ Recherche-Ouverture ”, le rapport création - coopération.
(2) Traitement dogmatique de l'information : registre de l'implicite, énonciation de certitudes et de généralisations abusives, attitude projective.
-Traitement non-dogmatique : explicitation, énoncés ayant statut d'hypothèse et non de vérité, recherche de contre-exemples et attitude réflexive.
 
 
n préliminaire, il convient donc de rappeler ce qui constitue les traits saillants d'un portrait multidimentionnel d’adolescents désignés comme "violents" par leurs enseignants.
 
1- Des adolescents agressifs : 58% des élèves "violents" présentent selon le test d'Achenbach, une forte agressivité (jets de pierres, élèves se mettant à plusieurs pour en frapper un autre, insultes, dégradations du matériel et des lieux scolaires...) et dépasse le seuil pathologique fixé par ce test.
2- Des adolescents anxieux et dépressifs : 25% des élèves présentent une tendance anxieuse et dépressive, au delà du seuil pathologique fixé par le test d'Achenbach. Souvent, ces manifestations anxieuses et dépressives ne sont pas visibles directement mais s'infèrent à partir de différents comportements (rester souvent seul, avoir peur de faire des erreurs...).
3 - Des adolescents qui en situation de frustration n'expriment pas leurs émotions ou leurs sentiments et situent à l'extérieur d'eux-mêmes l'ensemble des causes à l'origine de ce qui ne leur convient pas dans l'existence : 52% produisent des énoncés de type dogmatique en grand nombre selon le test du traitement des informations mis au point dans notre laboratoire (2) (en exprimant une insulte ou une menace quand ils sont blessés ou en projetant leur irritation sur l'extérieur : « ce prof nous prend la tête ! »)
 
Chez ces adolescents, le trait agressivité-forte est fortement et significativement corrélé avec le trait anxiété-dépression élevée d'une part et d'autre part avec une importante production d'énoncés dogmatiques. Ces résultats vont permettre de construire les hypothèses à l'origine de notre intervention auprès de ces jeunes.
 
1 - Interprétations et hypothèses
- Des adolescents qui, en provoquant la peur, l'inconfort et l'affaiblissement chez autrui vont enfin pouvoir se sentir puissants sur le monde.
- Des adolescents qui vont avoir besoin de la violence comme d'une drogue pour compenser leur mal-être.
- Des adolescents qui fonctionnent en "circuit court" (la perception des événements décodée comme frustration déclenche l'action violente) et qui, par là, sont peu capables de modifier ce qui peut devenir une "addiction à la violence". Exemple pour illustrer : un professeur d'anglais rend un contrôle où seuls 3 élèves sur 35 ont obtenu plus de 10/20 et ajoute : "Pourtant, je ne vous ai posé que des questions très faciles !". Il va ce faisant, il va être perçu comme frustrant et déclencher des envies de vengeance sur son véhicule.
Cependant, les adolescents en question n'ont pas conscience d'avoir été frustrés et affaiblis ; à la question : "qu'est-ce que l'intervention de l'enseignant te fait ressentir ?", ils répondent : "j'ai envie de lui exploser les pneus !"
 
2 - Un mode d'intervention remédiative portant sur le langage
Le développement des attitudes cognitives à l'origine d'un traitement non-dogmatique des informations peut permettre :
- de prendre conscience que chacun joue un rôle et a une part de responsabilité dans les événements désagréables de sa vie ;
- de reconnaître, d'identifier et d'accepter les émotions et les sentiments ressentis en situation de frustration ;
- de développer et d'enrichir le "langage intérieur" dans sa fonction régulatrice des comportements ;
et ainsi substituer un "circuit long", impliquant la médiation du langage entre la perception et la réaction violente et permettant de développer des comportements alternatifs à la violence qui ne soient pas une forme de soumission.
 
Suite de l’exemple précédent : la prise en compte des émotions ressenties peut permettre d'émettre un message confrontant le professeur d'anglais avec l'effet qu'a eu son comportement sur les élèves : "Madame, en nous disant que ce n'étaient que des questions très faciles alors que nous avons échoué, je me sens découragé, je doute de mes capacités et n'ai plus beaucoup envie de faire de l'anglais !"
Une telle intervention permet à l'élève d'exister en classe avec toutes ses dimensions (cognitives et affectives) et, sans être passif, violent ou manipulateur, de renseigner précisément l'enseignant sur les conséquences de ces actes. Il reste à savoir si ce type d'attitude alternative à la violence sera accepté par les enseignants.
 
L'intervention remédiative constitue ainsi une entreprise d'alphabétisation émotionnelle. Elle a pris la forme d'un "atelier de communication" hebdomadaire annuel d'une durée d'une heure, proposé aux élèves primitivement désignés comme violents et qui sont durant l'année 95-96 majoritairement en classe de troisième.
À partir de cas réels et fabriqués, les élèves sont amenés à repérer, identifier et nommer leurs émotions pour ensuite se distancier de la situation de frustration par la recherche de contre-exemples, la relativisation (substitution du conditionnel au présent de l'indicatif), recherche de solutions adaptées au contexte et la substitution de la "réflexion" à la "projection" (termes pris dans le sens optique et psychologique). Cet atelier vise le développement des attitudes cognitives du traitement non-dogmatique et le développement de motivations nouvelles suffisamment attractives pour suppléer à celles que procure la violence et ainsi permettre la réussite de son "sevrage". Trois séances ont par exemple été nécessaires pour permettre à un élève à qui un professeur avait dit "He bê ! Tu ressembles de plus en plus à ton écriture !" pour arriver à admettre qu'il avait été touché et c'est peu à peu par des mises en situation avec la vidéo qu'il est arrivé à exprimer à un autre élève jouant le rôle du professeur, qu'il s'était senti humilié d'être assimilé à son écriture et qu'il trouvait injuste que l'enseignant profite de sa situation d'autorité pour lui dire de telle chose.
 
Un tel atelier a également été demandé par un groupe d'enseignant dans le même collège et a été suivi par eux la même année.
Une approche non-dogmatique de la violence leur a permis :
- en substituant un énoncé plus explicite et contextualisé (où est précisé : Qui ? A fait quoi ? Ou dit quoi ? Quand ? Où ? Combien de fois ?...) aux énoncés généralisants combinant le présent de l'indicatif et le verbe "être" ;
- et surtout en indiquant ce que JE ressens et pourquoi J’ai envie et/ou peur d'en parler, ce qui est généralement absent de ce type de propos qui fixent les représentations et favorisent ainsi les projections de ceux à qui ce type de discours s'adresse ; de modifier localement les représentations de la violence et donc de dégager des pistes pour l'action.
Une intervention de ce type avec des groupes de parents a également été suggérée par quelques enseignants.
 
3 - Quelques résultats
Les effets de l’intervention sont mesurés par une nouvelle passation des tests un an plus tard et un mois après la fin de l’atelier de communication. Les comparaisons (pré-test / post-test) des scores moyens obtenus aux différents tests par les groupes d’élèves désignés comme « violents » montrent :
- une diminution significative de 60% de l'agressivité et des problèmes sociaux ;
- une diminution significative de 66% des problèmes d'attention ;
- et surtout une diminution significative de 50% de l'anxiété-dépression - et une augmentation significative de 85% des réponses non-dogmatiques en situation de frustration.
        Les principales variables, que la première phase de la recherche avait montré corrélées avec l'agressivité, ont donc baissé simultanément et dans la même proportion.
 
4 - Questions après cette recherche
Au terme de cette étude la violence apparaît comme "l’ensemble des comportements résultant d'un besoin acquis d'affaiblir autrui, de le rendre inconfortable et impuissant pour pouvoir se sentir fort et puissant, confortable et puissant". Les modifications des pratiques éducatives allant dans le sens d'une substitution des situations éducatives où l'élève peut se sentir fort à celles où il en ressort affaibli et impuissant, seront-elles acceptées par les enseignants ?
- Comment transposer les résultats de cette recherche auprès des enseignants ou des formateurs d'enseignants ?
- Quelle est l'origine des symptômes d'anxiété et de dépression ? Sont-ils induits par l'École, par des événements précoces au sein de la famille ?
- Quel est le profil psychologique correspondant à la minorité d'adolescents qui ne sont pas anxieux et dépressifs mais qui présentent une forte agressivité ?
- Les modifications des comportements observées, suite à notre intervention persisteront-elles à long terme ?
- Les valeurs dominantes de notre société (loi du marché, compétitions sportives et politiques...) ne cultivent-elles pas la "réjouissance" associée à l'affaiblissement d'autrui ? Cela ne constitue-t-il pas un contexte favorable au développement de la violence ? Ne faudrait-il pas assigner à l'École une nouvelle mission : la lutte contre "l'analphabétisme émotionnel" et le développement de valeurs alternatives à celles véhiculées par les pratiques de domination-soumission ?
Daniel FAVRE
Laboratoire de Modélisation de la Relation Pédagogique Université Montpellier 2 34095 Cedex 5. Tel-Fax : 33 (0)4-67-14-32-87
 
Bibliographie :
 
- FAVRE (D.) et FAVRE (C.), 1993, Un modèle complexe des motivations humaines : application à l'éclairage de la crise d'adolescence, Revue de Psychologie de la Motivation, 16, 27-42.
- FAVRE (D.) et FAVRE (C.), 1994, L'école de demain permettra-t-elle de mieux sentir ce que l'on pense?, Revue de Psychologie de la motivation, 18, 137-150.
- FAVRE (D.) et FAVRE (C.), 1996, Crise et apprentissage, quelles motivations ? Cahiers Pédagogiques hors série La Motivation, 41-49.
- FAVRE (D.) et FORTIN (L.),1997), Étude des aspects socio-cognitifs de la violence chez les adolescents et développement d'attitudes alternatives utilisant le langage, in B. Charlot & J.C Émin (coord.) "La violence à l'École : État des savoirs", Chapitre 3.3 : 225-253, Paris, Armand Colin.
 
 
Interview de Daniel Favre
 
 
Le Nouvel Éducateur : Ne craignez-vous pas que des ateliers de communication, pour élèves, centrés uniquement sur la prise de conscience par l'élève de ses émotions, et de la relation éducative en jeu n'évite la remise en question des causes profondes des phénomènes de violence, à savoir le mode de rapport aux apprentissages véhiculés par l'enseignant, la violence de l'évaluation normative, le peu de centration sur la personne de l'apprenant ? Franchement, j'ai bondi à la lecture des résultats du contrôle du prof d'anglais : quelle violence imposée au groupe,...
D. Favre : Je partage tout à fait votre point de vue, un des travaux que je mène actuellement avec les enseignants ou les chefs d’établissement qui font appel à moi est de repérer les situations affaiblissantes pour les élèves.
Le Nel Éduc : La situation ne risque-t-elle pas d’empirer si, d’un côté, les élèves prenant conscience de subir une situation dégradante, arrivaient mieux à verbaliser leur malaise, et de l’autre, le professeur, faute d’échange-réflexion sur la relation pédagogique, restait toujours autant démuni face à une situation conflictuelle ?
D. Favre : La réponse de l’élève qui s’affirme relève certes d’une confrontation avec l’effet qu’a produit chez lui le comportement du prof mais ce n’est pas un affaiblissement du prof, les enseignants préféreraient-ils que l’élève affaibli se venge en profitant de leurs moments de vulnérabilité ?
 
Le Nel Éduc :   Vous dites qu'un groupe de profs a participé au même type d'atelier... Leur nombre était-il assez conséquent pour qu'une réflexion de fond sur l'attitude de l'enseignant puisse avoir des répercussions sur l'attitude des élèves ? Et dans ce cas, a-t-on (ou peut-on ?) évalué la part de l'importance de la prise de conscience dans les deux groupes : les changements d'attitudes relevés chez les élèves sont-ils plus à mettre sur le compte d’un changement de la relation éducative des profs ou alors d’un changement d’attitude des élèves ?
D. Favre : Le changement de culture à laquelle vous faites allusion n’a pas eu lieu dans l’établissement de cette recherche, je l’ai eu dans d’autres quand le nombre d’enseignants concernés est plus important (50% ?) mais à ce moment-là c’est la relation avec les parents d’élèves qui devient problématique, cela se passe comme si ils vivaient mal l’autonomisation de leurs enfants et utilisaient le moindre prétexte pour laisser aller leur agressivité vis à vis des enseignants.
 
Interview de Patrick Pierron
 
 
Réflexion
Si cette recherche ouvre des pistes très riches d’action et de rééducation individuelle, ainsi qu’une approche nouvelle et originale de la violence scolaire, il nous paraît nécessaire de ne pas en rester à ce seul niveau. Les situations pédagogiques vécues en collège, comme au lycée ou à l’école, sont elles-mêmes bien souvent vécues comme violentes par les élèves, et une réflexion-transformation de la relation pédagogique paraît indispensable, si l’on ne se résigne pas à “ remédier ” seulement aux cas les plus graves et les plus “ gênants ”.
En école primaire, la Pédagogie Freinet nous semble offrir des réponses efficaces aux questions de violence, d’abord en évitant en grande partie de produire de la violence scolaire, ensuite en prenant en compte par l’expression libre et l’organisation coopérative les pulsions violentes et agressives importées de l’extérieur.
Dans le second degré, les réponses pédagogiques sont difficilement aussi globales (éclatement de l’enseignement, difficulté du travail en équipe, pression des programmes et examens) mais il semble néanmoins exister des recours possibles tels que l’utilisation effective et régulière des heures de vie de classe prévues maintenant dans les textes officiels, la formation des enseignants à l’écoute, au dialogue, à la gestion de groupes, ainsi qu’un travail réflexif des enseignants sur la relation pédagogique.
Plutôt que de devoir “ rééduquer ”, est-il utopique de vouloir repenser en équipe les modes de travail en classe et d’appropriation des savoirs ?
Michel Prost

 

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