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Vie - Affectivité - Travail

Dans :  Formation et recherche › connaissance de l'enfant › 
Octobre 1952

L’industrie automobile, comme toute industrie ou toute production, fait un bond en avant le jour où intervient un élément nouveau de progrès qui permet une amélioration radicale de la vitesse, de la stabilité et de la sécurité. Il y a eu un bond le jour où on a découvert le roulement à billes, un autre lorsque sont apparus les freins hydrauliques. Il y en aura un autre à l’apparition du changement de vitesse automatique.

Et lorsque la découverte est faite et que l’expérience en a subitement révélé la portée, plus rien n’arrête l’évolution et la généralisation de l’idée nouvelle.

Il en est de même en psychologie et en pédagogie. Des éclairs ont aussi jailli çà et là qui ont tout d’un coup révélé un aspect nouveau des problèmes et une orientation jamais encore entrevue des solutions possibles. Nous avons suscité et amorcé un de ces bonds pédagogiques en apportant dans la pratique éducative des éléments nouveaux dont l’expérience a déjà dit la fécondité :

La vie, avec son corolaire nécessaire : l'affectivité, et le travail.

La pratique pédagogique en est et en sera forcément influencée jusque dans -ses profondeurs. Il nous appartient, à nous les initiateurs, de mettre en valeur les découvertes et les expériences qui ont marqué l’effort coopératif d’un mouvement sans précédent dans l’histoire de notre pays.

La Vie :

Tout, dans la pédagogie traditionnelle, contribuait à dévitaliser les méthodes : enseignement sans assise sur la nature des individus, isolement systématique du milieu ambiant, prédominance des leçons impersonnelles et des acquisitions faussement scientifiques.

Le résultat était, hélas ! atteint. Il y avait, d’une part, la vie réelle de l’enfant et du milieu, et d’autre part, l’Ecole avec ses normes particulières détachées de la vie. Le divorce était essentiel et il est d’ailleurs des philosophes tel Alain qui l’ont justifié pour le faire se survivre paradoxalement.

Les pratiques que nous qualifions en bloc de scolastiques en étaient la naturelle conséquence.

C’est ce système, monté par une tradition séculaire que nous avons quelque peu bousculé par l’introduction, dans le processus pédagogique, d’un élément nouveau : la vie.

C’est cela notre vraie révolution pédagogique : la vie. Toute méthode, ancienne ou moderne, qui contribue à cette revivification est bonne et souhaitable. Toute méthode, même nouvelle, même moderne, qui contrarie cette vie de l’enfant, est dangereuse parce qu’elle nous ramène à nouveau à la scolastique qui est justement l'organisation d'un milieu scolaire fictif avec ses pensées propres, ses normes et ses lois, différentes des pensées, des normes et des lois de la vie.

Il résulte aussi de ce fait que sont caduques et dépassées toutes les observations, les mesures, les déductions psychologiques et pédagogiques assises sur la scolastique. La VIE éclaire d’un jour nouveau les problèmes essentiels de notre pédagogie.

Nous aurons à dire, — au cours de l’année — et ce sera le rôle spécial d’Elise Freinet, la nécessité de nous préoccuper en tout premier lieu des conditions de milieu, de l’alimentation, du logement, de la thérapeutique aussi, qui sont les conditions primordiales d’une solide vitalité. On a cru pendant longtemps que éducation et connaissances étaient sans rapports avec la santé, pas plus qu’avec le logement ou l’ameublement. Et cette dissociation monstrueuse et inhumaine est sans doute à l’origine de l’insuffisance notoire de tout ce qui touche à la santé de l’enfant. Il nous faut habituer parents et éducateurs à une plus saine conception des choses. Nous nous y emploierons, en faisant certes le procès d’une société marâtre pour l’enfance prolétarienne, mais aussi de façon plus positive, en donnant des conseils pratiques pour éviter les catastrophes que préparent presque à jet continu un milieu inhumain et une science à courte vue.

Mais il est un aspect de cette vie que nous voudrions examiner ici, parce qu’il a été plus que les autres dédaigné et méconnu par toute la pédagogie traditionnelle. C’est l'affectivité.

On sait à quel point cette pédagogie avait dénaturé le comportement du maître et la qualité de ses rapports avec les élèves. L’émotion et le sentiment devaient être exclus de la pratique scolaire. L’éducateur s’efforçait de rester impassible et froid comme les règles qu’il enseignait. Laisser se manifester ses émotions et ses préférences, réagir dans des normes d’humanité et de confiance apparaissait alors comme mie faiblesse grave. L’éducateur n’était-il pas d’abord au service de la science impersonnelle ?

Nous avons tous connu au début du siècle cette atmosphère de l’école sans chaleur et sans vie, à tel point que nous étions étonnés parfois de découvrir, hors de l’école que notre maître était un homme comme les autres, capable de rire, de plaisanter, de sentir et d’aimer.

Nous reconnaissons bien volontiers d’ailleurs que le redressement nécessaire est en voie de réalisation et que notre souci de remettre au premier plan cet élément vie peut rencontrer aujourd’hui une plus grande résonance. Après avoir enregistré, en effet, en médecine, en psychologie et en psychiatrie, de retentissants échecs qui obligent à reconsidérer, à la base, bien des problèmes, on commence à se rendre compte que l’être humain n’est pas une mécanique froide et exclusivement matérielle qu’on actionnerait de l’extérieur, en frottant, en limant, ou en appuyant sur un bouton. Avec l’enfant, on fait un barrage mais on ne sait pas où l’eau va refluer ; on coupe et on ignore la profondeur de la blessure et les possibilités de guérison totale ; on lance un courant, mais on n’obtient point les réflexes qu’on attendait. Tout cela parce que dans le problème qui nous était posé nous avons négligé une donnée essentielle : la vie et l'affectivité qui en est la manifestation psychologique et psychique.

Notre Ecole Freinet où aboutissent tant de cas graves de la névropathie enfantine a déjà dans ce domaine une expérience très solide.

On nous a amené à diverses reprises des enfants qui ne voulaient plus manger, quelles que soient l’excellence et la variété de la nourriture qu’on leur offrait. Refuser la nourriture, c’est un commencement de suicide ; c’est l’acte le plus grave que puisse amorcer l’être jeune que tout pousse vers la vie.

Les médecins avaient essayé, de l’extérieur tous les procédés qu’on leur avait enseignés en clinique et jusqu’à la nourriture forcée par la sonde. Conscients de leur impuissance ils avaient passé leurs patients au psychiatre toujours pessimiste, qui les avait repassés au chirurgien qui s’était offert pour ouvrir le crâne dans l’espoir d’y trouver une tumeur à enlever — et on devine la mutilation définitive qui pouvait en résulter.

Nous avons pris ces enfants. Nous les avons placés dans un milieu où ils trouvaient ou retrouvaient des raisons puissantes et profondes d’affronter la vie. Et sans médication, sans opération, ces enfants se remettaient à manger normalement

Ce n’est point là un miracle mais seulement la révélation, parmi tant d’autres, qu’il est des forces déterminantes du comportement des enfants qui ne sont ni du domaine du médecin ni de celui du chirurgien. C’est le domaine de la vie et de l'affectivité, expression de la position de l’individu dans son milieu, de la possibilité qu’il a de trouver autour de lui des êtres qui l’aident et le soutiennent, en profondeur et avec une parfaite sécurité ; de ce besoin de l’être vivant de sentir une résonance autour de lui, de n’être pas seul au milieu de la forêt, ou abandonné sur le quai.

La psychanalyse commence à peine en effet, à mesurer l’importance humaine de cette question de sécurité sur laquelle nous insistons tout particulièrement dans notre livre : Essai de psychologie sensible.

L’enfant est comme cet ascensionniste qui s’aventure dans les pics verticaux des Alpes et qui n’a que faire, dans son entreprise périlleuse d’un étranger indifférent même s’il est techniquement recommandable. Ce qu’il lui faut, c’est un homme qu’il sente lié à lui, à la vie et à la mort, par des liens tenaces d’affectivité que ne sauraient affaiblir les considérations trop humaines, hélas ! de prestige et d’argent.

L’enfant est cet ascensionniste qui part à l’assaut de la vie et qui a besoin que l’accompagnent des êtres qu’il sent unis à lui par des liens plus solides que ceux que créent artificiellement la société ou l’école. Ces liens profonds, avec le milieu et avec les êtres, c’est ce que nous appelons l'affectivité.

Nos classes sont souvent encombrées d’excursionnistes qui ont raté leur départ ou qui ont dévalé sur une pente et qui n’osent plus ou ne peuvent plus repartir. Ils sont, selon mon expression, sur une voie de garage. Vous sentez que ces élèves ne manquent pas d’intelligence, qu’ils devraient, et qu’ils pourraient réussir aussi bien que tant d’autres. Mais ils se refusent à lire et à écrire comme nos malades se refusaient à manger : ils sont imperméables à ce que nous croirions pourtant devoir les intéresser. Us sont comme un électroaimant où ne passe plus le courant. Vous avez beau appuyer : il n’y a plus de possibilité d’adhésion ni de contact.

Rétablissez ce courant. Parlez intimement avec cet enfant. Mieux : dans l’atmosphère d’affectivité que, par nos techniques, vous créerez dans votre classe, laissez les enfants s’exprimer dans leurs textes libres qui sont la première projection vers l’extérieur de cette affectivité, un essai de repartir sur la pente, le bras levé pour s’accrocher à nouveau aux aspérités du rocher. Par le dessin et la peinture, par les marionnettes, par le chant, par la coopération scolaire, par tout votre comportement humain, permettez que se déclenche et s’affirme ce profond courant d’affectivité. Vous verrez alors le comportement des enfants changer à 100 %. Ils s’intéresseront d’une façon totale et créatrice à quelques-unes au moins des disciplines de l’Ecole. Ils voudront réussir. Les yeux naguère éteints et distraits se reprendront à briller. Les enfants seront sauvés.

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Notre Commission de la Connaissance de l’enfant voudrait justement mener dans ce sens une grande enquête à laquelle s’intéresseraient des centaines et peut-être des milliers d’éducateurs.

Vous avez tous dans vos classes une proportion plus ou moins grande de ces enfants qui sans être pourtant anormaux et inintelligents n’ont pas su ou pas pu mordre aux activités scolaires, et les pratiques traditionnelles les ont marqués et déformés à tel point qu’ils se sont joints à l’immense armée des inadaptés pour lesquels on cherche en vain, psychologiquement, pédagogiquement et socialement des solutions efficaces, t

Ces enfants .vous apparaissent comme distraits, paresseux, joueurs, indisciplinés : vous doutez même de leur intelligence. Mais si vous les rencontrez un jour, hors de l’Ecole, dans leur milieu naturel du village ou de la ferme, vous êtes étonnés d’être en face d’un autre être avec des qualités et des aptitudes insoupçonnées, et parfois au-dessus de la moyenne.

Ce sont ces enfants que nous voudrions étudier ; voir comment, à la suite de quelles situations ou de quelles erreurs ils se sont ainsi désadaptés ; et ensuite, car tons nos travaux sont toujours pratiques, étudier ensemble, à la lumière de nos techniques, les solutions les plus favorables.

Vous trouverez dans ce numéro un premier questionnaire initial que nous vous demandons de remplir pour chacun des cas que vous désirez nous soumettre. Une commission spéciale déjà désignée et que nous préparerons tout spécialement examinera ces dossiers. De nouvelles circulaires vous seront alors adressées pour le fonctionnement dynamique, à même l’exercice et le travail de nos classes, du grand laboratoire pédagogique que sera cette année notre I.C.E.M.

Dans nos prochains articles nous ferons un effort cette année pour montrer le caractère vraiment scientifique, parce que profondément expérimental, de nos techniques et de nos travaux. L’ampleur de notre mouvement, les ressources qu’il a dans les divers domaines de la culture, les résultats patents obtenus, nous autorisent aujourd’hui à prendre l’offensive et à confondre les tenants attardés d’une science verbeuse que la vie a magistralement dépassés.