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logo blog Encore un effort de compréhension, 15 février 1938

L’éducation nouvelle avec ses activités « attrayantes » est insuffisante, il faut redonner du sens au travail avec une nouvelle ressource éducative : la communauté. A l’inverse d’une éducation individualiste et autoritaire, se sentir membre d’un courant social permet de se dépasser…

Freinet récuse « L’enseignement ennuyeux » comme moyen – préconisé dans le dernier Manuel Général – pour motiver les enfants : après l’ennui, tout semblerait attrayant ! 
Ne pas habituer les enfants à la misère, à l’injustice, plutôt leur apporter bonheur, justice et enthousiasme, ils seront ainsi mieux formés pour aller de l’avant, être téméraires et défendre leurs droits. Préférer les entrainer vers la vie dont le mouvement adopte et adapte les buts et les techniques. 

 

Nous ne nous arrêtons pas trop souvent, on le sait, à la justification théorique de nos techniques.
Et c’est à dessein.
Le raisonnement le plus subtil et le plus logique apparemment est à nos yeux sans valeur s’il est contredit par les faits et par les observations que les éducateurs sont amenés à faire au jour le jour, avec leur simple bon sens.
Nous laissons à d’autres les grandes spéculations philosophiques, même si on doit cataloguer d’exagérément primaire cette attitude toute expérimentale et qui se refuse à l’explication et à la justification dialectiques.
Les pédagogues qui nagent obstinément dans les vieilles pratiques traditionnelles peuvent, pour masquer leur immobilisme, invoquer des théories désuètes. Nous, c’est au feu de l’expérience que nous les jugeons.
 
***
Et notre cause, si elle a fait des progrès considérables, est loin cependant d’être gagnée. Elfe ne le sera pas tant que la grande masse des éducateurs et des inspecteurs n’aura pas intimement compris, expérimentalement, la justesse des grands principes d’éducation nouvelle.
Or, ce sont justement ces principes essentiels qui sont l'objet dans la presse et ailleurs aussi donc de critiques obstinées contre lesquelles nous devons encore une fois nous élever.
L'axe central de nos réalisations est en effet cette grande question d’intérêt et de travail.
On a constaté, et on constate tous les jours, que l’enfant comme l’adulte d’ailleurs, ne se donne jamais que partiellement à une activité qui ne l’intéresse pas, c’est-à-dire qui ne répond pas aux besoins puissants de son être. Et l’attention accordée aux diverses besognes scolaires est directement proportionnelle à la proportion d’intérêt qu’elles éveillent. Trouvez le chemin de l’âme et de la vie des enfants : vous sentez alors que votre effort rend à 100 %. Écartez-vous de cet intérêt : vous entrez dans le domaine du mensonge, de l'activité superficielle que satisfait parfois un incurable verbalisme mais dont il ne reste rien ou si peu.
Le grand problème pédagogique reste incontestablement : par quelle organisation du travail, par quelles techniques l’École peut-elle toucher au maximum les enfants afin d'obtenir le maximum d’efficience ?
Là réside le nœud central de nos préoccupations, la ligne directrice permanente de nos recherches.
Nous n’essayerons même plus de justifier cette nécessité pédagogique qui « tombe sous les sens ». Nous demanderons seulement à nos lecteurs de penser à leur jeunesse et de juger loyalement aussi leur activité actuelle d’adulte. Ils verront que cet intérêt profond, physiologique presque, cette nécessité de faire corps avec l’activité proposée sont toujours le mobile des seules réalisations qui comptent dans la vie...
Mais il y a le passé qui pèse et l’incompréhension aussi de ceux qui ont tâtonné dans leurs recherches avant que s’étale la grande lumière.
On se souvient, en effet, que, par réaction à la triste école ennuyeuse, l’éducation nouvelle a prêché d’abord l’école attrayante. A cet enfant si totalement vidé de réactions profondes par les pratiques traditionnelles, on a offert d’abord le puissant intérêt du jeu.
Et alors, on se déclare triomphalement contre une éducation nouvelle « attrayante », uniquement basée sur le jeu.
Nous aussi nous sommes contre une telle éducation qui est tout à fait dans la ligne bourgeoise de la facilité. Nous réprouvons nous aussi ces techniques qui ont été une étape qui consistent à « attirer » l’attention de l’enfant par des procédés qui tiennent du charlatanisme. Mais nous sommes à l'aise pour cette réprobation parce que nous pouvons affirmer que le jeu n’est pas du tout l’instinct le plus puissant et le plus profondément dynamique chez l’enfant. Du moins le jeu tel qu’on le comprend communément, si spécifiquement déformé et détourné de ses buts.
Il y a, certes, un domaine où le jeu voisine étrangement avec le travail, où il s’identifie avec le travail. Et c’est là qu’il faut atteindre si on veut baser définitivement des techniques : Lorsqu’il compose ou qu’il imprime, l’enfant travaille et joue tout à la fois. A tel point qu’on a souvent nommé JEU les petites imprimeries qu'on offre dans les bazars. Joue-t-il ou travaille- t-il lorsqu’il grave du linoléum, classe des documents ou prépare spontanément une conférence ? Son activité est alors du même type que celle du petit chat qui joue avec une pelote, mais qui joue avec sérieux au point de se mettre parfois en colère, parce que ce jeu le prépare à saisir sa proie demain.
Si ce mot de jeu n’avait pas été tellement galvaudé, nous pourrions ainsi appeler JEU-TRAVAIL toutes nos activités pour bien marquer qu’elles répondent totalement aux besoins les plus profonds de la race, y compris les besoins de jeu. Et c’est pourquoi nos techniques sont si appréciées, pourquoi elles ne lassent jamais...
Réunissez dans vos classes tous ces jeux pédagogiques ou pédago- commerciaux inventés et diffusés au temps de l’école « attrayante ». Et puis apportez nos techniques : offrez aux enfants des activités profondes, socialement motivées, répondant parfaitement à leurs besoins essentiels et l’imprimerie et le fichier, les conférences aussi sont parmi celles-là, vous constaterez une désaffection rapide du jeu inutile et démoralisant au profit de notre TRAVAIL-JEU, à l’intérêt permanent.
Et si vous souhaitez être convaincus de cette différence, mais si vous n’avez pas encore l’imprimerie pour en faire la preuve éclatante, voyez simplement autour de vous : mettez entre les mains de vos enfants un de ces jeux apparemment passionnants que le commerce a imposés aux familles. Puis, à côté des enfants jouant, commencez à menuiser, à scier, à clouer... Dès la première 'surprise de la nouveauté passée, vous verrez les enfants délaisser leur jeu et s’en aller vers ces activités qui réalisent plus complètement leurs désirs ancestraux et auxquelles on revient par tous les temps et dans tous les pays.
Et malheur aux enfants qui ne les ont pas connues et qui ont été si totalement déformés par les jeux et l'éducation attrayante et qui ont perdu parfois jusqu'à l’instinct de leurs besoins vitaux !
Vous comprendrez alors cette différence essentielle que j’ai voulu marquer entre notre école vivante et l’école attrayante, entre les activités profondes répondant aux besoins essentiels des enfants jeu compris et le jeu vulgaire, déformé par la civilisation et imposé dans sa forme mineure par le mercantilisme.
Inutile de dire alors que nous sommes entièrement d’accord avec les critiques qui voient dans l’enseignement « attrayant » une des plaies de notre époque, la dévirilisation totale des enfants, leur impuissance devant les événements qui réclament plus que jamais décision et héroïsme.
 
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INTERET ET EFFORT !
Voilà encore un thème à discours pour ceux qui n’ont pas encore entrevu la voie nouvelle.
Nous avons été tellement habitués, nous, les manants, à travailler sans joie sous le fouet du maître, à épuiser notre volonté en des besognes qui n’avaient aucun sens, que nous ne pouvons admettre parfois qu’existe un ordre social ou pédagogique qui ignore cet effort inhumain. Nous ne croyions connaître que cette sorte d’effort... Et c’est celui même que nous chargeons de toutes les vertus, comme l’esclave qui baise la main du bourreau.
Mais n’y a-t-il pas une autre sorte d'effort, plus efficient, plus normal, et plus humainement profitable, celui qu’on fait parce que, individuellement ou socialement, on en sent l’ardente nécessité.
Nous n’irons pas chercher bien loin dans le temps un exemple probant.
Croit-on que Papanine et ses compagnons qui sont partis VOLONTAIREMENT pour leur exil au pôle n’ont pas eu à fournir un effort physiologique et moral sans précédent ? Que leur calme et leur sérénité en face du danger ne nécessitent pas une lutte surhumaine entre l’instinct de vie et les forces supérieures qui les ont fait se déclarer volontaires pour une aventure aussi héroïque ?
Eh ! bien, nous ne voulons plus de l’effort des esclaves asservis à leur maitre ; nous réalisons et réaliserons l’effort héroïque et voulu qui a engendré les Papanine.
Nous avons pour cela une nouvelle ressource éducative : la communauté.
Une éducation individualiste sombre facilement vers la facilité et l’égoïsme si elle n’a pas, pour la redresser, la force oppressive qui l’oblige à « faire effort ». Mais ce n'est là qu’une nécessité née d’une grave erreur : il ne saurait y avoir d’éducation individualiste puisque l'homme vit en société et que l’influence du milieu reste déterminante dans la formation des générations.
Si nous replaçons l’individu dans son milieu normal ; si nous l’habituons à sentir et à comprendre la nécessité de ne pas suivre toujours les lignes de moindre résistance et d’égoïsme, alors prend naissance la moralité nouvelle : l’individu, spontanément, librement, s'astreint à des tâches qui nécessitent plus que de l’effort, des sacrifices parfois héroïques. Nous en avons tous des exemples probants dans nos classes où la vie communautaire se substitue peu à peu à la vieille école individualiste et autoritaire.
Nous le répétons : nous ne voulons pas de l’éducation amollissante et passive, qu’elle se présente sous l'aspect revêche de la vieille école ou avec le masque facile de l’effort « attrayant ». Il nous faut des individus habitués à réfléchir, à juger et à agir dans le sens des obligations individuelles et sociales qu’exige le monde nouveau.
Mais nous récusons, on le conçoit, le moyen offert dans le Manuel Général du 12 février par M. André Ferré, directeur d’École Normale : l'enseignement ennuyeux.
L’auteur écrit :
« L’enseignement ennuyeux, dispensé à doses modérées, a des vertus immédiates et d’autres qui sont à échéance plus lointaine. Le simple effort pour réprimer un bâillement est déjà bienfaisant, et contribue à l’apprentissage de la maîtrise de soi. Fixer son attention sur un objet sans charme et même sans intérêt, comme une liste de chiffres, de dates ou de noms propres, se résoudre à accomplir de son mieux une besogne ingrate, comme d’apprendre par coeur une telle liste, se débarrasser des difficultés non en les ignorant ou en les escamotant, mais en les attaquant avec patience, n’est-ce pas une salutaire discipline ? Et comme tout autre travail entrepris après cette petite cure d'ennui paraît plus excitant ! »
Nous connaissons l’antienne. On dira aux enfants : apprenez à faire ce qui vous déplait parce qu’il faudra faire plus tard des besognes sans intérêt pour vous, mais auxquelles vous serez astreints. On leur enseignera à souffrir et à patienter parce que souffrir et patienter sont le lot des prolétaires, et que, effectivement, des enfants habitués à la misère et à la souffrance supporteront avec plus de docilité le triste sort qui les attend.
Mais nous, nous ne vouions justement pas de cette habitude à la docilité et à la misère. Nous savons que toute souffrance injuste, toute obligation à fournir un effort dont on ne sent ni les raisons ni les buts sont des atteintes graves portées à la vie même des enfants, un amoindrissement de leurs possibilités d’épanouissement, une mutilation de leur élan.
Nos enfants auront toujours le temps de s’habituer à la misère, et peut- être même à l'oppression et à l’injustice. Donnons-leur, pour l’instant, le maximum possible de bonheur, de justice et d’enthousiasme. Ils seront mieux armés pour aller de l’avant, avec une forte volonté d’attaque, intrépides et téméraires devant le danger et l’injustice... Ils seront les lutteurs prolétariens que nous voulons.
Si maintenant, d'aucuns goûtaient insuffisamment ces considérations plus sociales que pédagogiques, nous citerons le cri humain d’un des écrivains qui ont su parler de l’enfance avec le plus de compréhensive sensibilité,  Charles-Louis Philippe[1] :
« On dit que le mauvais temps passe et qu’un enfant de douze ans, à cause de son imagination voyageuse, trouve le chemin du bonheur. Et l’on ne s’en inquiète pas dans le monde. Si nos mères nous regardent, elles voient la souffrance, mais le monde n’en tient pas compte et parle de la nécessité de la souffrance : nous avons tous passé par là... c’est la vie !
 O philosophes ! Qu’avez-vous fait des trois dernières années de mon enfance ! Vous leur avez construit un lycée que vous avez tapissé de vos principes : Mon enfant, c’est pour ton bien ! Vous avez dit : Tu sacrifies le bonheur de ton enfance, mais cela ressemble à ton père lorsqu’il place de l’argent qui lui revient un jour avec des intérêts. O Philosophes ! L'Avenir ne m’a rendu ni le capital ni les intérêts. Jamais il ne les as rendus à personne. Les joies de notre enfance ont un goût qui demeure et une substance qui nourrit les hommes. Moi qui en fus privé, me voici pâle ; or, il n’est pas de suralimentation du bonheur qui nous redonne le bonheur intégral et l’énergie que nous avons perdus ! »
« En vérité, conclut M. André Ferré, l’ennui qu’il faut combattre dans l’enseignement, ce n’est pas celui des élèves mais bien celui des maîtres. Une classe où les écoliers s’ennuient n’est pas forcément médiocre... L’enseignement ennuyeux lui-même exige, autant que l'enseignement attrayant, d’être donné avec une certaine passion. »
Nous nous demandons vraiment si de tels paradoxes ont leur place dans une revue pédagogique sérieuse. Comme si l’ennui du maitre n’était pas intimement lié à l’ennui des élèves, comme si l’école n’était pas, qu’on le veuille ou non, une communauté, même dans l’ennui, et s’il était possible de donner avec passion à moins que ce soit une passion sadique un enseignement qui réfrène toutes les forces de vie de l’individu.
Contre l'enseignement individualiste de la facilité et de l'obéissance, contre l’amollissante éducation attrayante, mais à fond aussi contre tout enseignement ennuyeux, nous allons vers la vie dont nous adoptons et adaptons les buts et les techniques.
Ce n’est, hélas ! que dans les manuels de morale ou dans les leçons officielles que s’aplanissent les difficultés que cette vie suscite sans cesse sous nos pas. Nous ne cachons plus sous un hypocrite verbiage la délicatesse des problèmes qui nous sont posés : nous faisons face !
Et cela exige une honnêteté et une ténacité dans l’effort qui ne sont pas à la mesure de l’ancienne école.
Ce n’est pas en retenant un bâillement que les Papanine s’en vont héroïquement vers le pôle. C'est parce que, sacrifiant délibérément les secondaires considérations personnelles, ils ont su replonger intégralement leur vie dans le puissant courant social auquel ils sentent la nécessité de se dévouer.
Nous resterons à l’école des Papanine !
Célestin Freinet
 




[1] Ch.-L. PHILIPPE : La Mère cl l'Enfant (N.R.).