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Philosophie de l'Ecole Moderne

Janvier 1959

Lorsque Freinet nous convie à sa suite à une vision globale du phénomène de l'Ecole Moderne, ce n'est pas pour jouir d'une œuvre achevée, enclose désormais dans le cercle de sa propre perfection. S'il est une pédagogie insa­tisfaite d'elle-même, consciente de son inachèvement et vouée à un perpétuel dépassement de soi, c'est bien celle de Freinet. Le fait même qu'après une trentaine d'années de recherches et de créations dans le domaine de la péda­gogie pratique, Freinet en vienne à poser la question du fondement et de la signification de ses techniques, cela témoigne d'une profonde vitalité d'esprit selon cette qualité si peu académique : l'esprit d'aventure. C'est en effet une singulière aventure que d'ouvrir libre champ aux investigations de philosophes, de psychologues et de pédagogues venus des horizons les plus variés. Solliciter la critique, appeler le libre examen, exiger une confrontation rigoureuse entre les données de la pédagogie vécue et les théories ou hypothèses des psychopédagogues — n'est-ce pas s'engager à réviser ses propres certitudes, à mettre en question jusqu'aux assises profondes de sa foi ? Il est vrai que l'épa­nouissement des enfants, leur joie de créer, leur bonheur d'habiter une classe à leur (meilleure) image, représentent un ensemble de faits envers lesquels hypothèses et théories auront à se prononcer — et dès lors le risque change de bord ! Il y a néanmoins pour Freinet, dans cette démarche originale qui le pousse à capter l'attention critique des spécialistes, les chances d'un progrès, ouvertures vers de nouveaux dépassements, vers de nouvelles mises au point ou de nouvelles créations. L'Ecole Moderne est appelée à profiter de cette multi­plicité (convergente ou divergente, qu'importe !) d'éclairages dont elle va faire les frais. Si la théorie naît de l'expérience, cette dernière, cependant, s'affine et s'enrichit dans la mesure où elle est l'objet d'un jugement. La réflexion transforme le regard. Il peut perdre en naïveté. Il peut gagner en efficience.

Acceptation de l'aventure — par où se manifeste, avec une permanence for­tifiée par l'épreuve du temps, un profond amour de la vie, exigeant et créateur:
ainsi commence l'examen philosophique de la pédagogie de Freinet.
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Nous ne prétendons pas que l'amour de la vie explique toute la pédagogie de Freinet, qu'elle suffise à rendre compte de toutes ses techniques. Mais nous y reconnaissons la dynamique même d'un style de présence, une sorte de foyer, affectif autant (pour le moins) qu'intellectuel, qui irradie la vie et l'œuvre de Freinet et leur confère une particulière physionomie. Il y a chez Freinet une constante valorisation du vital — l'ordre vital englobant à la fois le spirituel et le biologique — valorisation qui s'exprime à travers une série de perspec­tives, thèmes majeurs de la pédagogie de l'Ecole Moderne :
     libre épanouissement de l'enfant au sein d'un climat humain favorisant au maximum la spontanéité créatrice ;
     dialogue de l'enfant avec le monde des hommes et des choses sur un mode poétique et sur un mode technique ;
     fidélité à une démarche empirique (expérience talonnée), exprimant le désir de coïncider avec te vivant dans sa stricte originalité ;
     opposition à toute scolastique, véritable pétrification de l'esprit et du cœur ;
     ouverture sympathique à tout progrès de l'humanité, à toutes les mani­festations de culture comme à autant d'expressions originales de la vie.
Nous pensons avoir l'occasion de développer ultérieurement chacun de ces points dans leur détail. L'examen de ces thèmes majeurs de la pensée de Freinet nous amènera plus d'une fois à reconnaître combien l'Ecole Moderne est axée sur l'amour de la vie, combien, à travers leur activité quotidienne, ses animateurs paraissent célébrer une sorte de culte de la vie, retrouvée dans son jaillissement profond, au cœur même de l'enfance.
Si, de nos jours, une pédagogie mérite l'épithète de vivante, c'est bien celle de l'Ecole Moderne. L'enfant qui invente, celui qui enquête librement sur un sujet qui lui tient à cœur, celui qui participe activement à l'expérience de la coopération scolaire, celui qui assume sa part de responsabilité dans l'édifica­tion d'une véritable communauté — ce sont là des enfants qui vivent pleine­ment leur âge scolaire selon ses meilleures possibilités ; sollicités par le maître plutôt que directement orientés par lui, ils deviennent les artisans d'eux-mê­mes ; ainsi, au plus vif de leur enfance, dans le secret de leur enthousiasme, ils réalisent une expérience de large humanité : advenir à soi-même à travers une vie sociale porteuse de valeurs culturelles.
Cet avènement à soi-même, cette accession à une liberté lourde de responsa­bilités et riche d'initiatives ne peut s'accomplir que dans un double mouvement de dialogue et de dialectique avec le milieu de vie : milieu humain, mais aussi milieu des choses, milieu animal, végétal, minéral. Nous y reviendrons à l'occa­sion : l'Ecole Moderne nous montre avec acuité combien l'éducation, expérience existentielle, se réalise dans l'espace. Si Freinet a insisté si souvent sur la valeur pédagogique du plein air, c'est qu'il faut y voir, avec la psychologie contemporaine, un véritable élargissement de notre présence au monde. Le monde — forêts de sapins ou chemins creux, faubourgs industriels ou ports de pêche — appelle la communication sympathique, l'échange affectif (dialogue qui fournira la trame émotionnelle de bien des poèmes, de bien des dessins), mais en même temps il se présente comme l'objet d'une réflexion (impliquant une mise à distance, une dialectique) : le monde, matière première des leçons d'observation, suscite l'appréhension technique et la culture encyclopédique — mise en œuvre de l'intelligence. Alors que la pédagogie traditionnelle (dont la pédagogie dite nouvelle n'est souvent qu'une fausse amélioration) n'accorde de réel intérêt qu'au deuxième terme de notre antithèse, l'Ecole Moderne, en réha­bilitant l'imagination, en y reconnaissant la dimension typique de l'enfance, en lui donnant l'occasion permanente de s'exprimer librement, permet à l'éduca­teur d'envisager l'enfant dans sa totalité affective intellectuelle. Là réside pro­bablement la fécondité de sa pédagogie : l'être vivant n'est plus scindé (d'un côté, l'affectivité que l'on s'efforce de tenir entre parenthèses ; de l'autre, l'intelligence — qui, fonctionnant seule et à tout prix fonctionne le plus souvent à vide !), l'être vivant est accepté et accueilli dans toute sa complexité, dans toute sa richesse. Une telle pédagogie est éminemment humaniste. Mais à son propos il faut parler d'un humanisme vitaliste que nous opposerons résolument à l'humanisme rationaliste de ta tradition universitaire française.
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Ce dernier met en effet l'accent sur une culture intellectuelle qui s'acquiert essentiellement par le contact avec les livres, en particulier avec les grands classiques — les Maîtres ; c'est dans cette pratique des meilleurs auteurs que .se forment jugement, critique et goût esthétique. Un auteur est d'ailleurs digne de confiance lorsque son œuvre consacre, en fin de compte, le triomphe de la conscience claire sur l'inconscient, de l'équilibre formel sur le jaillissement irra­tionnel des forces vives de la sensibilité. Humanisme apollinien. Sa pierre de touche est la grammaire : comme si la correction de l'expression garantissait !a fécondité de l'idée.
L'éducation humaniste, au sens classique entend former des êtres libres — dans la mesure où liberté et rationalité coïncident exactement ; des êtres ver­tueux, c'est-à-dire dans la tradition socratique reprise par Descartes, des êtres qui agissent selon les lumières de la raison ; libre pensée, mais pensée rigou­reuse ; sagesse, mais susceptibilité, à chaque instant, d'avouer ses motifs : vertu (privilège) de la connaissance. Cette vision de l'homme qui anime, en son fondement, l'éducation humaniste, nous la trouvons projetée dans le schéma générai de l'enseignement primaire traditionnel : culte des livres, morale rationnelle (morale théorique), esthétique académique (tournée vers le passé ; ouverte aux seules valeurs communément admises), prédilection pour les idées générales (celles qui concernent l'homme en soi, abstraction faite de l'espace et du temps), valorisation exclusive de la fonction intellectuelle estimée selon la courbe des succès ou des échecs scolaires — d'où nous vient l'image d'un enfant anormalement raisonnable, compromis par la très encombrante réalité de son corps.
La reconnaissance de la vie comme d'une valeur essentielle doit transformer radicalement la vision de l'homme et du monde. De fait, l'humanisme impliqué dans l'idée directrice de l'Ecole Moderne fait sienne l'exubérance de la jeunes­se ; l'espace de la classe ou de l'école devient un espace de joie et de création, un champ d'exploration et de découverte. Le dynamisme du corps cesse d'ex­clure le dynamisme de l'esprit : le corps inscrit son geste propre dans l'acte pictural, par exemple, ou dans la danse libre (l'expérience esthétique joue un rôle de premier plan à l'Ecole Moderne). Et parce que le monde déborde de vie, à l'en tour de l'école, celle-ci se doit d'ouvrir largement portes et fenêtres à tout ce qui manifeste l'élan, le mouvement, le progrès des civilisations. Autant l'école traditionnelle regarde vers le passé, avec une vénération pénétrée de nostalgie, autant l'Ecole Moderne regarde vers l'avenir, avec un enthousiasme qui n'exclut d'ailleurs pas toute inquiétude ; avec, en tout cas, la volonté de former des hommes pour cet avenir.
Ce que doit être l'éducateur de l'avenir ? Question capitale et qui possède assurément une dimension philosophique dans la mesure où elle conduit à se prononcer sur une certaine conception de l'existence. Sans doute, l'éducateur est surtout un homme d'action et nul ne peut lui faire grief de négliger la méditation métaphysique. Néanmoins, ii nous semble impossible d'accomplir le projet pédagogique (acheminer autrui à lui-même à travers le monde) si, à de certains moments privilégiés, on ne s'est pas posé la question du sens de la destinée humaine.
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Sur ce point, il nous paraît qu'une action pédagogique puisant sa source dans l'amour de la vie dépasse, en fait, le conflit de l'idéalisme (spiritualisme) et du matérialisme.
II y a d'ailleurs dans l'un et l'autre courants de pensée une systématisation — et partant un esprit de système — qui répugne profondément à la démarche empirique de Freinet. La fidélité à une réalité en perpétuelle mouvance — coexistence de l'éducateur avec l'être en croissance — ne s'accommode d'aucun dogmatisme, ne se satisfait, en fin de compte, d'aucune certitude. Alors que la plupart des philosophies, en tant que systèmes, sont closes sur elles-mêmes, l'éducation est une œuvre jamais achevée. Amener autrui à sa propre liberté, c'est en effet le sensibiliser à des rencontres possibles — et contradictoires — le conduire à opérer des choix qui, sous forme de conversions, par exemple, l'entraîneront peut-être à renier ce qui fut l'œuvre de l'éducateur, à s'insurger parfois contre une présence, fût-elle la plus délicate et la plus amicale. L'œuvre éducatrice porte en elle-même son péril : sa générosité infinie, son respect d'autrui — expression même de l'amour qui la hante.
L'ouverture temporelle d'une telle éducation n'est rien moins que l'ouverture même de l'existence. Du point de vue de l'être en croissance, de l'être à la recherche de soi, matière et esprit n'apparaissent plus comme des absolus qui s'affrontent, mais comme des jalons, des points de repère susceptibles d'éclairer notre compréhension du monde. Il n'y a pas à considérer l'individu dans la seule optique de l'un ou de l'autre terme, ce qui serait nécessairement l'appau­vrir ; l'important, c'est de l'amener à communiquer étroitement avec le monde. Alors il se pourra que l'esprit se manifeste à lui à travers le frémissement parfumé d'un pin ou à travers l'expérience de la souffrance : rencontre vécue et non pas théorie apprise par cœur.
Par là nous entrevoyons la signification philosophique de ce que l'on pour­rait appeler provisoirement la tolérance de Freinet — mais qui est en réalité un extraordinaire pouvoir d'accueil. Son sens du mystère particulier à chaque enfant, à chaque adolescent lui interdit de donner des directives valables pour n'importe qui (attitude très proche de celte du psychothérapeute). Laïc, il ne voit pas dans la sensibilité religieuse l'empreinte d'un obscurantisme naïf, mais une dimension de l'existence, possédant sa valeur propre ; artiste, il s'intéresse prodigieusement aux réussites de la technique moderne ; psychologue, il demeu­re attentif aux efforts de toutes les psychologies dans leur recherche de l'hom­me ; pédagogue, il suscite les initiatives les plus variées : il suffit de parcourir les années de l'Educateur pour constater le progressif enrichissement technique de l'Ecole Moderne.
C'est peut-être la complexité du regard qui est le signe distinctif de l'esprit Freinet, cet esprit qui anime les milliers d'éducateurs attachés au mouvement de l'Ecole Moderne. Non sans raison, il faut bien l'avouer, la mentalité primaire continue de passer pour une mentalité étroite, dogmatique et pédante. L'esprit Freinet est la négation radicale de cette mentalité. Il est ouverture, sens des nuances, dialogue, refus des explications simplistes et des préjugés.
Et peut-être l'esprit Freinet participe-t-il d'un certain esprit méditerranéen, rappel des origines provençales de l'Ecole Moderne : cordialité des maîtres, sourire des enfants, chatoiement des peintures sur les murs de la classe, un air de bonheur tranquille et profond — quelque chose de la chaleur et de ta luminosité du Midi y transparaît, miracle.

 

 

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