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Expression libre et part du maître

Dans :  Principes pédagogiques › Techniques pédagogiques › organisation de la classe › 
Avril 1997

L'exposition, les conférences et les débats organisés par le secteur "art et création" de I'I.C.E.M. pendant le Congrès du Centenaire de la naissance de C.Freinet., ont voulu faire le point sur l'expression plastique dans les classes. A voir le nombre de participants aux conférences, on peut dire que la question continue à être d'actualité.

Nous développerons dans Créations ou sur d'autres supports certains problèmes abordés mais celui qui a semblé fondateur de la réflexion a concerné "l'expression libre" et particulièrement la nécessité d'introduire ou non des consignes pour la favoriser.
 
Les chiffres entre parenthèses renvoient d’un élément de la démarche(1ère partie) à un commentaire de l’auteur de cet article (2ème partie).
 
L'idée de liberté est récurante dans l'histoire de l'art. La notion d'Artiste a même été inventée pour affirmer la liberté de celui-ci par rapport à l'artisan.
Au "centre de l'art concret" de Mouans-Sartoux s'est tenue une exposition intitulée "condamnés à la liberté". G.Honegger disait à son propos :
"Aujourd'hui, grâce à la démocratie, il existe une pluralité d'expressions individuelles.
Aujourd'hui, le soi-disant désordre est l'expression de la liberté individuelle ».
"L'expression libre" étant au centre de la pratique Freinet, cette réflexion qui intéresse le domaine de l'art mérite de s'étendre à notre pratique de classe surtout lorsqu'on voudrait pouvoir définir un possible "art enfantin" :
1/ La démocratie existe-t-elle dans les classes Freinet ? Autrement dit, est-ce que la pédagogie Freinet donne à l'enfant les moyens d'une production personnelle (inventer les formes qui expriment son rapport au monde, etc. ). Et est-ce que la pédagogie Freinet engage l'enfant, sans retenue, à montrer au groupe ce qu'il a produit ? Est-ce que enfin le groupe sait recevoir une oeuvre libre ?
2/ Est-ce que la pédagogie Freinet porte I'enfant dans le sillage de I'art ? Est-ce qu'elle genère la possibilité du soi-disant "désordre" dont parle Honnegger, garant d'une pluralité d'expressions individuelles ? Si oui, est-ce en "laissant agir les enfant à leur guise, ou en leur donnant des consignes "ouvertes", en prônant des interventions ponctuelles de I'enseignant pendant le travail en cours, ou celles du groupe ?
Dans I'exposition du Centenaire de C. Freinet cohabitaient des travaux divers qui transportaient avec eux "plus ou moins" des idées de Freinet.
Je voudrais alimenter mon questionnement à la lumière d'un de ceux-ci, une "démarche d'atelier" en CE1.
 
1.Une démarche au CE1
 
Marie Françoise Villebasse, enseignante à l’école J. Prévert à Tourcoing, témoigne :
"Ils arrivaient de la maternelle où ils avaient travaillé la peinture avec un pinceau, une feuille et quelques pots de couleur pure. Je mettais des feuilles tous formats à disposition, quelques pots de couleurs primaires, des pinceaux de différentes tailles et des barquettes pour les mélanges. D'emblée le grand format eut la préférence des enfants, c'est toujours vrai maintenant. (1)
Je leur donnais aucune consigne autre que : on peint si on a quelque chose d’important à exprimer et qu'on veut exprimer avec de la peinture. (2)
Il fallait ensuite, si on le désirait, montrer sa peinture aux copains qui questionnaient.../...
Si j'avais du sable, du gravier, des supports grands et costaux en plus des graines, des feuilles, des fleurs séchées, des plumes, ils feraient encore d'autres choses, car rien ne les arrête. Mais il y a des contraintes budgétaires, d'espace, d'environnement que je ne peux éviter. " (3)
 
Document A : peinture de Yoann
 
Yoann a fait cela pendant un entretien du matin, il nous présente son dessin sans dire un mot. (4)
- "On dirait une route" dit Agathe.
- "Oui, il y un bel effet de perspective" (la maîtresse)
- "Qu'est-ce que c'est, une perspective ?" (Yoann)
- "C'est comme si on regardait au loin" (Agathe)
- "Quand on fixe la route au loin. elle a I'air toute petite, alors que là où on est, elle est très large !" (Olivier)
- "Oui, mais il faut regarder très loin sinon ça ne se voit pas vraiment !" (Gaétan)
- "Mais le marron, c'est quoi ?
- On dirait des arbres car devant il y du vert et pas derrière" (Alain)
- "C'est peut-être des arbres coupés !" (Marie-Eve, en référence à notre visite en forêt, lors de I'abattage des arbres par le bûcheron)
- "Oui, mais devant, on dirait que ton arbre n'est pas fini." (En effet, le contour des arbres à la craie d'art n'était pas tracé).
C'est Yoann qui, toujours sans dire un mot à tracé les contours suite aux réflexions entendues.
A la deuxième présentation, les arbres sont là sauf les deux derniers à gauche. Yoann admet qu'il n'a pas voulu les faire : "Ils sont coupés".
- "On dirait des palmiers."
-"Ouais" dit-il.
- "Et le violet, qu'est-ce que c'est ?
- C'est des appartements" (5)
Chacun trouve sa route formidable. On décide de la mettre en valeur dans la classe. (6)
Et quelques temps plus tard, Sofian se lance dans ses " routes de montagnes"
 
Document B : 1ère peinture de Sofian en cours de réalisation
 
Il y a un personnage près d'un champ, il veut traverser. Il manque les routes.
 
Document C : 1ère peinture terminée
 
Après avoir tracé 3 bandes de couleurs pour faire ses routes, Sofian va gratter...
- "Mince ! On voit la couleur !" s'exclame-t-il.
Gaétan lui rétorque "C'est normal, tu as superposé des couleurs. Elles sont toujours là, si tu veux les retrouver tu n'as qu'à gratter !"
Sofian a I'air émerveillé. Toutefois, il ne retient pas davantage I'idée de Gaétan, il gratte une autre bande puis arrête.
Il a peint trois bandes de couleurs différentes sur un fond jaune et fait des taches jaunes sur un fond vert. C'est un champ avec des fleurs.
Il a '"réalisé" que dans la réalité, les fleurs sont dans le champ et que le personnage a des fleurs dans les cheveux.
Le champ jaune traversé par les routes est en fait la montagne. Pas de ciel. Les routes montent parce que c'est la montagne.
Il gratte au peigne parce que la route est usée (elle est vieille). (7)
Chacun apprécie la peinture de Sofian. Personne n'est gêné par les routes qui montent au ciel.
 
Document D : Gros plan du grattage de Sofian
 
Là, il a découvert la couleur.
On y voit une tête mais cela ne I'intéresse pas. (8)
 
Document E : 2ème peinture (voir couv. IV)
 
Cette fois, il a tenu compte de certaines réflexions des enfants : un ciel est apparu, la montagne est imposante et les routes montent joyeusement vers le ciel !
Cela nous plaît beaucoup. On sent le mouvement, mais malgré nos remarques enthousiastes, Sofian n'est pas satisfait ! Il n'a pas atteint le but recherché. Il reconnaît avec nous que cela peut être une façon originale de peindre des routes de montagnes, mais son problème, c'est qu'il n'a pas voulu être original. Il voulait peindre une "réalité". (9)
On lui dit que c'est encore mieux que la réalité, que les routes qui montent au ciel, c'est génial, que I'on voit qu'elles tournent, qu'en plus c'est amusant ce qu'il a fait, qu'il fallait y penser.
Bref, nous aimons cette peinture. Sofian est content de nos réactions, mais il déclare : « je vais encore essayer ».
 
Document F : 3ème peinture
 
Sofian a vu le film le Magicien d'Oz, il a observé, en allant à la médiathèque, la perspective du boulevard .
Il ne présente pas cette peinture au groupe et passe par une phase de découragement :
- "C'est dur", me dit-il.
- "Fais comme tu le sens !"
Il en trace une autre rectiligne tout en bas. Puis, tout à coup, il donne des coups de rouleaux rageurs, en disant "ça ne va pas" et il efface ce travail.
Cette peinture a été cachée et je I'ai retrouvée après. Je la garde donc pour qu'il y revienne plus tard, s'il le désire... (10)
 
Document G : Dernière peinture
 
Il va travailler seul et vite. Cette fois, plus de doute, il sait où il va.
Présentation au groupe
Sofian est ravi, il brandit sa peinture, d'un air victorieux, enchanté d'avoir "détourné" la difficulté. (11)
La route est en bas. Elle est verte. Un drapeau flotte au sommet de la montagne.
- "Comme lorsqu'on a atteint le sommet d'une montagne pour la première fois ?" remarque la maîtresse.
Sofian a vaincu la montagne et ses routes.
Le rose, c'est le soleil couchant.
C'est alors que Yoann qui n'avait pas dit grand chose, intervient en nous déclarant que dans sa peinture, la "route jaune" n'en était pas une, mais c'était comme Sofian, une montagne ! (12)
Nous déclarons qu'il nous a fait une belle farce, mais certains déclarent que pour eux, cela restera une route.
On en conclut qu'une peinture peut être interprétée différemment selon "qui" la regarde.
Un peu plus tard, en faisant des homothéties, un enfant a repéré ceci :
- "Tiens, on dirait une route !" (13)
Le groupe en a conclu que pour faire une vraie route, il fallait une homothétie. (14) Sofian a été très satisfait, car il a ainsi eu la réponse à sa question. Il n'a plus peint de route. »
Marie-Françoise Villebasse
 
2.Quelques commentaires
 
Cette expérience d'atelier est riche en éléments qui attestent de l’existence d'un esprit démocratique dans cette classe Freinet.
 
Les enfants rendent compte, sans retenue, du rapport qu'ils ont avec le monde qui les entoure
 
- (7) Les enfants sont plus attentifs à leurs actes.
Le tâtonnement expérimental comme technique d'apprentissage fait que les enfants sont capables de mieux comprendre les processus signifiants et restent curieux sur le monde, ils accèdent plus facilement à une certaine autonomie du regard, nécessaire à la formation d'un citoyen averti.
- (3) Mettre à la disposition des enfants du matériel, des fichiers techniques, leur proposer des espaces nombreux et aménagés pour qu'ils ne "s'arrêtent" pas dans leur entreprise de création, pour qu'ils ne soient pas limités par des "manques" de tous ordres, sont des moyens importants pour favoriser l' expression libre.
Cependant, si ces exigences sont légitimes pour que les enfants comprennent l'étendue des moyens de créations, elles ne sont pas suffisantes pour assurer la liberté aux enfants en ce qui concerne leur regard sur le monde des formes : avec tout le matériel (jusqu'à celui qui permettra de couler du bronze ou faire des images de synthèse) et tout I'espace possible, l’enfant peut continuer à penser que l’expression plastique est destinée à mettre en valeur des dons, des goûts, toutes sortes de valeurs que l'on pourra ensuite mieux ranger du coté du suppplément d'âme lorsque des connaissances plus sérieuses se présenteront.
Ainsi, comme I'a fait savoir I'artiste Marcel Duchamp (dans les années vingt !), s'exprimer librement est moins une question d'outils et de maîtrise, qu'une prise de conscience sur le pouvoir à "s'approprier le réel", une chaise, I'avion qui passe dans le ciel, les arbres de la cour de l'école, les mots, les bruits, les relations entre les choses, les gestes, les traces, les restes, le vide, rien... Cette appropriation doit s'inscrire dans le quotidien et ne pas être rejetée dans des moments privilégiés ou adaptés à des outils choisis arbitrairement par le maître. Le petit enfant possède ce sens qu'il expérimente à chaque instant dans son entreprise d'exploration et d'acquisition du (des) langage (s). Mais celui-ci s'estompe petit à petit sous la pression extérieure pour disparaître finalement à I'adolescence. L'artiste adulte, lui, s'emploie à le faire surgir à nouveau.
La part qui revient au maître consiste plus à veiller à ce que I'enfant reste attentif à tout ce qui I'entoure, pour qu'il ne perde pas ce désir de transfigurer "son" réel.
De cette manière apparaîtra encore plus la valeur des expressions de chacun dans la classe.
 
Produire quand on veut et à son rythme
 
(4) Le temps étant moins compartimenté en pédagogie Freinet que dans les classes traditionnelles, I'enfant peut envisager une production immédiate et brève, ou étalée sur plusieurs séances, sur I'année et même parfois sur plusieurs années.
Cette flexibilité rapproche les enfants des artistes en leur donnant la possibilité de faire rejoindre leur pratique de leur vie. Elle crée les conditions où une expression vraiment personnelle peut se développer.
 
Créer un climat de confiance
 
(6) L'enfant de lui même montre sa production aux autres.
L'esprit démocratique qui règne dans une classe Freinet rend I'enfant attentif à la critique car il sait que celle-ci n'est pas arbitraire mais constructive dans son argumentation. Un climat de confiance est instauré. L'élévation de ce qui a été fait par jugement valorisant, par son exposition dans la classe, procèdent de I'esprit démocratique et sont les fermants d'une liberté d'expression en voie de développement.
Mais est-ce toujours le cas, ou bien d'autres travaux sont-ils laissés de côté par I'enfant, par le groupe, par la maîtresse, parce qu'ils semblent moins "formidables", moins "géniaux", moins "amusants", etc. ?
(10) La maîtresse est dans dans son rôle quand, attentive, elle sait protéger une réalisation qui pourra être perçue différemment plus tard.
(12) Dans le groupe classe tout finit par se dire.
Les enfants n'ont pas peur de parler. Ils gagnent leur liberté au contact des autres.
 
Globaliser les apprentissages
 
(13) grâce au non-cloisonnement des disciplines, les enfants sont capables de faire se contaminer les apprentissages, le monde devient plus cohérent.
Cependant, pour que les enfants s'engagent dans le sillage de 1'art et produisent des oeuvres libres, il faut encore plus que la liberté d'action, le dialogue, la coopération, il faut un changement d'état d'esprit sur le rôle de l' activité artistique en classe, dans la lignée de celui qui à engage les artistes à la fin du XIXe siècle sur l'objet de la création artistique.
Car la liberté n'a pas été "donnée" aux artistes. Ils ont dû réagir contre ceux qui leur imposaient des systèmes culturels arbitraires, le "sujet" (Impressionnistes, etc. ), la "technique" (collages de Picasso, etc.), etc. Ils ont dû affirmer le langage plastique dans sa capacité à créer du sens indépendamment du verbe (les non figuratifs, etc.). Ils ont dû la gagner contre les systèmes inconscients (conditionnements, censure individuelle, désirs du surmoi) de maintien de l'équilibre de leur psychisme sous la forme d'un statu quo (Dada, Surréalistes, Lettristes, C.O.B.R.A., etc.).
 
Interroger les outils au lieu de se mesurer à eux
 
Un enfant qui s'exprime librement, c'est un enfant qui interroge le réel, qui s'étonne, qui étonne, réfléchit et fait réfléchir les autres, le maître et les autres enfants. Ce n'est pas un enfant qui cherche à "se mesurer" à une technique ou à un code.
(9) Sofian ne veut pas être original. D'autre part, il veut "peindre" une réalité.
Il est difficile de lui faire comprendre que sa deuxième peinture est acceptable (et malgré les avis ''enthousiastes" de ses camarades), que ce qu'il voulait y mettre (des routes de montagne) est présent et suffit au groupe. Le désir de Sofian est d'accéder a une "réalité" indépendante des outils qu'il a utilisés, indépendante de ce qu'il a fait concrètement.
Il n'est pas libre par rapport à une idée préétablie de son travail. Il n'est pas disponible en face des combinaisons outils-couleurs-formes qu'il fait naître. Son désir est finalement de "ne pas être à l’origine" de ce qu'il fait.
Pourquoi ne peut-il pas s'approprier ce qui émerge (8) alors qu'il a sû le faire à d'autres moments ?
Ses actions étaient alors moins tributaires de son idée de départ et il était plus vigilant sur les effets qu'il faisait naître ! (7)
Admettons que Sofian ait voulu faire quelque chose qui ressemble à une photo de route de montagne, comment empêcher l'échec inévitable ?
La maîtresse n'a pas voulu donner des consignes restreignant la liberté de Sofian mais elle a désigné le "lieu" dans lequel il devait s'exprimer (I'atelier) : aujourd'hui, les artistes ont le choix entre I'atelier ou I'extérieur (depuis l'école de Barbizon).
(1) La maîtresse a choisi la "manière" de faire des formes : la peinture, sur du papier, en deux dimensions : Ceux-ci ne sont plus les moyens privilégiés de I'expression des artistes.
(2) Sans le désirer, elle a favorisé la primauté du verbal sur le "plastique".
Elle a décidé de ce que les enfants devaient faire (quelque chose d'important). Ils ne doivent agir qu'après avoir pensé, puis trié dans leurs pensées, la peinture devient un habillage.
Or, comme le disait Dubuffet dans La vache de toutes les couleurs :
".../...Le peintre ne voit pas : du moins pas clairement. Il cherche à voir, comme tout un. Il attend de ses peintures qu'elles I'y aident, qu'elles lui montrent des choses un aspect inconnu qui lui permette de capter de celles-ci quelque éclair de leur vraie figure. Et il sait bien que le moyen pour cela est de modifier ces choses, d'en bousculer I'ordre, de les désintégrer, d'en empêcher la recoagulation en les remettant sans cesse en question.../..."
Si I'enfant n'est pas attentif aux formes qu'il fait naître, il n'y a pas de tâtonnement expérimental mais plutôt une lutte effrénée pour faire se rejoindre I'idée préétablie du résultat avec les effets que produisent les outils.
(11) Dans ce cadre, I'enfant ne peut que s'entêter, ce qui n'est pas un signe de Iiberté d’action et iI ne peut y avoir qu'échec de I'entreprise, sauf en trouvant une situation "heureuse" de fuite, comme celle que trouve Sofian parce que la pédagogie Freinet lui a apporté I'autonomie (appropriation du demi disque jaune du travail de Yoann dans la dernière peinture).
 
S'approprier le monde pour devenir libre
 
(5) Yoann semble plus capable que Sofian de prendre à son compte les réflexions des autres.
Certainement parce qu'il avait une vision moins précise que Sofian de ce qu'il avait envie de faire au départ. La peinture est "ouverture" sur le sens, C'est I'occasion pour tout le monde de trouver des rapports d'analogies entre les formes en présence. Yoann peut faire émerger quelque chose qu'il n'avait peut-être pas envisagé à l'avance. Etant plus dégagé par rapport à un sens « en-deçà » à donner à sa production, Yoann est plus libre et peut exploiter les pistes qui s'offrent à lui. C'est la réussite à coup sûr ! (12)
 
 
Ne pas assujettir la pratique à l'apprentissage d'un code ou à une technique
 
(14) Une vraie route, c'est une vraie route, en bitume et sur le sol...!
Je suis toujours désolé de voir comment les enfants, en grandissant, pressés par leur entourage, sont emprisonnés par le code de la représentation "hyperréaliste" alors que les plus jeunes sont libres, appliquant leur propre "espace de représentation". Petit à petit, ils désirent se fondre dans le flot qui les submerge (photos, télévision, jeux, B.D). Cela finit par leur paraître plus "réel", "mieux fait".
Ce conditionnement, annihile leur créativité, les empêchant de développer leur langage plastique unique, gage de liberté.
Il faut absolument, désacraliser ce rapport à la représentation en faisant comprendre aux enfants qu'il s'agit là d'un code symbolique, que d'autres codes sont aussi valables (au moyen âge on mettait "devant" les objets considérés comme les plus importants, sans se préoccuper de leur place dans la profondeur). Il faut qu'ils gardent le sentiment que chacun peut élaborer le sien pour peu qu'il apparaisse comme cohérent au groupe.
Et s'ils veulent représenter des éléments de manière réaliste, qu'on laisse à leur disposition des appareils à photos ou des documents et qu'ils les recopient s'il le désirent pour les inclure dans leur compositions ! Les artistes eux-mêmes utilisent des images numérisées qu'ils retravaillent avec des outils de DAO ! La recherche artistique est ailleurs et il est désolant de voir tous ces élèves "tirer la langue" en se disant qu'ils ne sont pas doués. Quant à celui qui veut faire absolument de la perspective, à la maîtrise de son poignet et de son esprit, il doit avoir conscience de faire de l'éducation manuelle et technique plus que de l'éducation artistique.
 
L'idée de consigne est un faux problème
 
"En place de perspective mécanique, superposer les objets, ou, en d'autres cas, les juxtaposer. J'entends faire figurer dans mon tableau tous les objets qui hantent ma pensée, et je me refuse aux contraintes imposées par la perspective visuelle qui délimiteraient ma liberté. Je veux figurer le jardin qui est derrière la maisonnette, et, pour le regard, caché par elle, si on se place de face, or c'est justement de face que j'entends la peindre, et je représenterai donc le jardin au-dessus d'elle, ou bien à côté suivant les cas, de manière à ce qu'on comprenne, dans la mesure du possible, que le jardin est derrière la maison et qu'on comprenne aussi I'embarras où s'est trouvé là le peintre et par quelle improvisation il a résolu le problème. Mais que ce ne soit pas un système : ailleurs, une autre solution, selon I'humeur, et le caprice."
Jean Dubuffet, Plus inventif que Kodak
Si Sofian avait compris cela, peut-être aurait-il mieux accepté sa deuxième peinture, car il aurait compris que s'exprimer librement n'est pas chercher à faire une "vraie" route. « A quoi sert de vouloir faire une "vraie" route »  ? aurait dit Platon à Sofian. Les peintres qui cherchent à faire des copies du monde réel sont les derniers sur l'échelle de la connaissance ! S'exprimer librement c'est "trouver" la forme de "sa" route (voir Picasso : « je ne cherche pas je trouve »).
Et les autres enfants seront heureux, non pas parce que cette route sera "bien faite", ou parce qu'il a souffert en la faisant, mais parce cette route leur fera connaître un peu plus de l'étendue du monde que I'on perçoit, parce qu'elle sera le témoignage de la liberté de Sofian, et qu'elle augmentera par là même leur propre liberté.
Ainsi, il est nécessaire que les enfants continuent à expérimenter comme lorsqu'ils étaient petits, tâtonnant sans préjugés, renouvelant sans cesse les moyens de leur expression, s'appropriant tout ce qui se trouve à leur portée et le proposant aux autres, pour qu'à l'âge dit de la "latence", c'est à dire vers huit ans, ils ne tournent pas le dos à leur capacité à agir sur le monde, pour qu'ils ne cherchent pas à se fondre dans I'anonymat (stéréotypes, techniques éprouvées, puis plus rien, très vite...).
Quant à la part du maître, elle est de "maintenir" la qualité de la perception des enfants, de favoriser l'appropriation des formes diverses du langage, de repousser I'image du réel qui, à chaque instant, risque de "prendre en gelée" (Dubuffet).
Le tâtonnement expérimental est tout à fait approprié pour maintenir cet état d'esprit :
- soit grâce à une liberté totale d'action qui est bien difficile à mettre en place aujourd'hui, car il faut pour cela que les enfants n'aient pas perdu la "pluralité des expressions" dont parle Honegger, (avec par exemple dans la classe un enfant qui dessine, pendant qu'un autre aligne des cailloux ou tend des fils au milieu de la cour dans des manifestations tout à fait personnelles et dont on attend I'exposé avec curiosité, comme à chaque fois que quelqu'un "agit" sur les choses) ;
- soit en proposant des consignes "ouvertes", personnalisées s'il le faut, destinées à être des déclencheurs en cas de blocages, (désacraliser, transmuer, détourner, ...) ou des appels sur des domaines d'explorations inexploités en rapport avec les voies ouvertes par I'art des artistes contemporains.
Il faut affirmer que le maître donne de toute manière des consignes sous-jacentes, nous I'avons vu. Et celles-ci peuvent être plus dangereuses que des consignes franches car, bien que cachées, elles semblent procéder d'un "sens commun". Elles sont très bien décryptées par I'enfant, qui finit par assujettir le moment d'expression à l'agrément des attentes implicites du maître.
Les artistes surréalistes, dada, lettristes, oulipiens se donnaient des consignes, parfois très restrictives sur le matériau d'expression. Ceux-ci n'ont jamais considéré qu'elles entravaient leur créativité, bien au contraire ! Ils pensaient que grâce à elles, leur esprit à l'étroit pourrait inventer plus librement et que la confrontation des solutions permettrait de mesurer leur degré de liberté.
 
3. Conclusion
 
Ainsi donc, la démocratie n'est pas seule garante de I'expression libre des enfants dans la classe. Si celle-ci est nécessaire en quantité, qualitativement elle ne peux garantir des expressions diversifiées prenant en compte le rapport de chaque enfant au monde qui le fonde.
Cependant, la pédagogie Freinet, parce qu'elle est attentive à la parole donnée aux enfants, à l'écoute et à I'acceptation de la production personnelle, est en état de favoriser le "désordre" dont parle Honegger (et de I'ordonner dans le sens d'un enrichissement par la différence).
Mais nous devons revenir à Freinet.
Pour aider les enfants à devenir libres il prônait deux invariants et pas des moindres, la "pédagogie du travail" et "I'expression libre" qui semblent pourtant antinomiques.
Les pédagogues Freinet ont déposé le travail-souffrance en inventant le travail-plaisir. Ils doivent maintenant déposer le fait que l'expression libre c'est du laisser-faire, il doivent affirmer l'expression-effort, effort nécessaire pour se libérer du conditionnement, de l'académisme, de la mode et plus généralement de la répétition inconsciente, effort pour accéder à la liberté.
« Et pour que les enfants deviennent libres, il faut que le maître devienne lui aussi plus libre » (cf. José de Tapia, compagnon de Freinet).
Celui-ci doit admettre que dans le tâtonnement expérimental, "ce qui est exprimé" ne doit pas être placé avant ce qui exprime. Le but de l'éducation artistique n'étant pas de représenter des choses grâce à différentes techniques que les enfants peuvent choisir dans un fichier ou apprendre par I'intermédiaire du maître ou des autres, l'éducation artistique éduque le regard et fonctionne par l'appropriation qui garantit un vocabulaire personnel d'expression.
Lorsque les enfants seront capables de présenter le résultat de leur appropriation au monde qui les entoure avec leur regard, leurs outils et leur vocabulaire enfantin, eh bien nous commencerons à envisager la possibilité d'un art enfantin autonome forcément différent de celui des adultes.
 
Hervé Nunez
Professeur d’Arts plastiques
Responsable du secteur Arts et Créations de l’ICEM