Raccourci vers le contenu principal de la page

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - un objet qui oriente une pédagogie : L’IMPRIMERIE

UN OBJET QUI ORIENTE UNE PEDAGOGIE : L’IMPRIMERIE
 
    A la rentrée d'Octobre, après le repos et la méditation des vacances, Freinet reprend sa classe avec un réel enthousiasme. Les enfants sont là, devant lui, affectueux et spontanés, avides de poursuivre la belle aventure scolaire qui les projette vers l'incessante nouveauté.
    — M'sieur, lui dit Lulu, quand vous « étez » pas là, on vous « pensé »...
    Et c'était, sous la forme la plus naïve, le plus bel éloge, peut-être, que l'élève puisse adresser au Maître pour lui signifier ce besoin d'une présence qui est appui de l'intelligence et du cœur.
    Tout de suite, la classe reprend son entrain et avec une exigeante attention, pas à pas, Freinet essaye de confronter ce que l'on pourrait appeler avec un peu de prétention la pédagogie de Bar-sur-Loup avec la pédagogie de Genève... L'écart de l'une à l'autre est considérable ! Entrent en ligne de compte, pour expliquer cet écart, les insuffisances d'un maître inexpérimenté et dont la culture pédagogique reste assez mince, bien sûr ; mais surtout les différences sociales et humaines qui séparent le milieu pauvre du milieu aisé. Et à tout prendre, en profondeur, cet écart n'apparaît pas à Freinet comme une infériorité manifeste à l'adresse de sa petite classe de village et de son maître. S'il saisit les manques du milieu scolaire de Bar-sur-Loup, il pressent aussi les risques des expériences de Genève poussées en pointe sur un plan intellectuel, dans une atmosphère de laboratoire, courant le danger permanent de se couper du milieu social.
    Il veut, lui, rester dans ce milieu social, faire corps avec le village, les paysans, avec toute la classe travailleuse, avec laquelle l'école publique a lié son sort. Alors, résolument, il restera le « primaire » au sens originel du mot ; il restera l'artisan des fondations, des assises de base sur lesquelles s'élèveront les constructions à venir. Et c'est à cause de cette fidélité au « primaire », à cause de son refus instinctif d'un intellectualisme autocratique, coupé du réel, que Freinet se situera pour toute sa vie à ce niveau de « l'instituteur moyen » qui a toutes ses sollicitudes et qui est l'expression même des multitudes avec lesquelles, qu'on le veuille ou non, se joue la partie.
    C'est désormais avec ces notions pour ainsi dire préconçues de « moyenne », de « masse », que Freinet aborde le problème de sa classe. Au lieu de consacrer ses soins les meilleurs à la plante rare qu'est l'enfant doué, pour exalter en lui le prodige, il prêtera une attention pour ainsi dire générale à tous les élèves sans exception, sans différences d'intelligence, de caractère, de milieu. Il s'ingéniera pour trouver, coûte que coûte, des techniques pédagogiques valables pour tous, quelles que soient les différences individuelles de rendement. Ces techniques valables, immanquablement, devront s'asseoir sur la ligne d'intérêt général de la classe. Résolument, il part à la recherche de cette ligne d'intérêt, — il part vers la vie.
    Les enfants sont là, en groupe compact, front contre front, penchés avec une attention passionnée sur le bureau de Joseph.
    Que se passe-t-il ?
    Curieux, le maître s'approche. Joseph a levé vers lui son visage confiant :
    — M'sieur, regardez mes bêtes !
    Et le maître regarde.
    Un spectacle inattendu s'offre à ses yeux : une course d'escargots ! Les champions ont été rangés au bas du pupitre, et c'est maintenant l'enjeu :
    — Je parie pour le gris !
    — Je parie pour le marron !
    — C'est le gris-vert qui gagnera, tu vas voir !
    — Vé, vé, c'est le gris-noir !
    Attente silencieuse, égarements des compétiteurs dans des zig-zags lents et capricieux, et enfin... c'est le triomphe du gris-vert.
    — Ca y est ! C'est le gris-vert ! C'est le gris-vert !
    La classe entière est vibrante de vie, des mains se tendent, veulent se saisir des bêtes... Mais, jalousement, Joseph récupère sa ménagerie, la range dans une boîte.
    Déjà, le maître est au tableau.
    — Eh bien ! Écrivons au tableau la course d'escargots.
    Animation générale :
    — Oh ! M’sieur ! Comme c'est beau ! On dirait une poésie !
    Les enfants lisent le texte, le copient, mais ce n'est là malgré tout qu'un instant fugitif dans la classe : le tableau effacé, la page du cahier retournée, il ne restera plus de trace tangible d'un événement vécu, qui si profondément s'est inscrit dans l'âme de l'enfant.
    Il faut trouver un moyen de lier, sans solution de continuité, la pensée de l'enfant au texte définitif. Il cherche, retourne ses idées, se replonge dans la vie de la classe, pressent, tout près de lui, du nouveau... Brusquement, il pense à la page imprimée... Là est l'a solution : la page impeccable, nette, qui garde en elle pérennité et majesté...
    H s'en va à Grasse, dans les ateliers des imprimeurs, prend contact avec les typos. Il voit de près la composition typographique, où les lettres maniées une à une lui ouvrent bien des horizons... Sans nul doute, là est la solution.
    Les typos sourient :
    — Mais non, vous ne pourrez jamais rien faire avec les gosses ! Ils vous perdront toutes les lettres, ils les chiperont... Vous en serez pour votre argent.
    Le hasard fait parfois bien les choses : en feuilletant une revue, Freinet voit, en réclame, l'annonce de la presse Cinup: il écrit, et c'est la découverte de l'outil qui centrera la « pédagogie de Bar-sur-Loup », et au-delà, qui suscitera, d'année en année, tout un mouvement pédagogique populaire.
    Pendant quelques jours r notre novateur est dans l'attente anxieuse du colis Cinup. Enfin, il arrive ! La presse ! Des composteurs î une toute petite police !
    On devine l'émerveillement des enfants !
    — Oli ! Des lettres !
    — Vé, vé, des O', des A...
    — Oh ! Des P !
    — Vois le 3, le 4, le 5...
    On range les caractères dans la casse, et, tout de suite, c'est la composition du premier texte. Oh ! Certes, tout ne va pas tout seul ! Les mains du maître ne sont guère plus habiles que celles des enfants... Les caractères glissent entre les doigts, les composteurs se renversent... Mais, à force de bonne volonté, le bloc est mis sur la presse... Encrage, tirage... et voici la première feuille imprimée î On se la passe religieusement. Longuement, le maître l'examine, les yeux embués de larmes.
    A vrai dire, les premiers imprimés n'étaient pas bien fameux. On ne pouvait guère composer que quatre à cinq lignes, et l'impression restait assez capricieuse. Malgré leur indulgence pour leurs propres œuvres, les nouveaux protes devaient se rendre à l'évidence : ce n'était point là le bel imprimé attendu.
    Les enfants, eux, se contentaient à bon compte :
    — Oh ! M’sieur ! Regardez, comme c'est bien ! Ça se lit tout !
    Freinet comprenait d'ailleurs d'où venaient les défectuosités de l'impression. Manquait le papier de qualité qui aurait fait valoir la lettre. Ayant épuisé toutes ses ressources, engagé même ses mandats à venir, il ne pouvait songer à acheter du papier nouveau. Quant à en demander à la mairie, il n'y fallait pas songer : certes, le maire était sympathique, humain, dévoué à la cause laïque ; mais déjà il avait fait un effort pour l'installation d'étagères, pour de menus bricolages, et sans nul doute il n'allait pas pousser le gaspillage des deniers jusqu'à favoriser jusqu'au bout les lubies d'un pêcheur d'ombres...
    Les vieux cahiers avaient livré toutes leurs feuilles vierges. Les copies de préparation au professorat s'étaient rendues, une à une... C'était vraiment la crise.
    Incidemment mis au courant, le secrétaire de mairie eut une idée géniale :
    — Et les bulletins de vote, ça ne ferait pas ? J'en ai tout un stock, des dernières élections législatives...
    Va pour les bulletins de vote ! Le papier était ainsi tout coupé. On imprimait au verso...
    Quand les enfants recevaient leur imprimé, vite ils regardaient au dos :
    — M'sieur ! Moi j'veux pas le nom de « çui-là », mon papa il a pas voté pour lui !
    Les bulletins de vote épuisés, on se rabattit sur les carnets usagers de la Coopérative Baroise. Le papier était grisâtre, et par transparence des chiffres et des annotations d'achat apparaissaient.
    — Oh ! Moi, disait Joseph, aujourd'hui j'ai acheté du chocolat et du fromage... Je vais me régaler.
    La vie rentrait à flot dans la petite classe avec l'émotion des enfants, les bulletins de vote, l'évocation tentante des rayons bien garnis de la Coopérative, et le rêve sans fin de l'enfant inassouvi.
    Quand par hasard le Directeur venait aux nouvelles et qu'il regardait avec une petite moue commisératrice les imprimés en train de sécher sur un vieux banc, toute la classe avait une sorte de malaise.
    — On dirait que ça ne donne pas bien, disait-il.
    — Aujourd'hui, non, disait un malin ; mais hier oui ; alors, que c'était beau !
    Hélas, trop longtemps hier ressembla à aujourd'hui ; mais peu à peu, en calculant minutieusement toutes les données en jeu : l'assemblage régulier des caractères, la valeur de la pression et l'encrage, le mauvais papier voulut bien remplir son office : on obtint des imprimés lisibles, et même, quelquefois, bien venus.
    Un jour qu'il se rendait à Nice à une réunion syndicale, Freinet fit un choix de ses meilleures pages et les emporta dans sa poche, comme un paysan qui aurait cueilli les premiers fruits de l'arbre nouveau qu'il avait planté plein d'espoir. Il se souvient encore aujourd'hui de cette arrière- boutique dans laquelle, à la descente du train, quelques camarades s'étaient réunis, pour se réchauffer un instant avant la réunion. Freinet jugea l'instant favorable pour montrer ses essais. Les copains étaient sympathiques, en petit nombre, et sans préméditation... C'était une bonne occasion d'éviter la grande assemblée qui allait suivre et de ne point risquer la critique ironique et aussi le reproche de faire perdre du temps pour des futilités.
    Timidement, il sortit ses chefs-d'œuvre, essaya d'en expliquer la réalité, et la valeur pédagogique. Mais déjà des mains avaient retourné les feuillets, et c'est sur les bulletins de vote que l'on fit de l'esprit et des jeux de mots. Charitable, une institutrice fit semblant de lire les petits textes avec attention, puis, levant les yeux avec une expression de pitié :
    — Mon pauvre Freinet, vous ne ferez jamais rien de pratique !
    Les autres, déjà, savouraient leur café...
**
*
    Mais quelqu'un comprit Freinet: Barbusse, cette noble figure de militant et d'artiste qui domina de son prestige tout cet après-guerre 14-18. Déjà, dans sa revue « Clarté », il avait accueilli des articles pédagogiques et sociaux de Freinet, et sans la moindre réticence il lui fixa un rendez- vous dans sa villa du Trayas. C'était au temps où le grand écrivain venait de faire paraître en deux volumes cette fresque prestigieuse de l'humanité que sont les « Enchaînements ».
    On devine avec quelle appréhension l'instituteur, conscient de la minceur de son bagage primaire, allait prendre contact avec le grand artiste.
    Barbusse l'écouta avec cette concentration qui lui était particulière. Il feuilleta longuement le modeste livret imprimé par les petits élèves de Bar-sur-Loup.
    — Oui, maintenant, tout doit venir d'en bas...
    Et sans hésitation, une fois encore, il mit les colonnes de « Clarté » à la disposition de Freinet. Nous reviendrons sous peu sur le contenu des articles parus dans « Clarté » ; disons simplement combien l'appréciation de Barbusse fut un lumineux encouragement pour l'humble pionnier pédagogue.
    Plus que jamais, l'expérience de Bar-sur-Loup fut menée avec méthode et profondeur, car plus que jamais Freinet est persuadé maintenant, selon le mot de Barbusse, que la véritable pédagogie populaire, comme la véritable psychologie, « doit venir d'en bas ».
    Et, pour être tout à fait au niveau de l'enfant, pour vivre sa pensée et vibrer avec sa propre émotion, Freinet fait un acte qui restera un symbole : il enlève l'estrade qui lui donnait un inutile prestige, et pose son bureau à même le sol, contre les tables de ses gamins.
    — M'sieur, lui dit Pierrot, maintenant vous êtes un petit maître !
    — Non, dit Freinet, je suis simplement un élève, comme vous.
    Les économies faites pendant les vacances permettent à Freinet d'acheter dans une petite imprimerie de Grasse un stock de papier, format 10,5 x 13,5. Une véritable affaire ! Lui qui, d'ordinaire, ne peut porter un paquet, trouve les forces d'emporter ses richesses jusqu'à la gare du train et triomphalement il dépose sa précieuse charge sur le bureau de la classe. Joie délirante des enfants !
    Désormais, les imprimés sont meilleurs. Le papier blanc joue mieux. Et sans grande exagération l'on peut dire que les textes sont enfin sortables. Encore quelques recherches pour arriver à l'idée du perforateur qui permettra de réunir les feuillets par un cordonnet. Des tâtonnements aussi pour aboutir à la reliure à l'aide de deux vis à boulons, et l'on a le « Livre de Vie » qu'avec beaucoup d'à-propos les gosses appelleront le « livre de vis »...
    Il est bien émouvant à feuilleter, ce petit livre de Bar-sur-Loup, qui garde déjà en promesse le plus puissant mouvement pédagogique de tous les temps, sorti de la grande masse des travailleurs laïcs. Les bibliophiles paieraient bien cher, aujourd'hui, ses imperfections et sa pauvreté.
    Citons au hasard quelques textes :
      Honoré a un joli petit chat gris et blanc. Il le couche avec lui dans son lit. Le matin le petit chat se réveille en lui léchant la figure.
      Le maître a dit :
      — Ce soir, vous aurez congé jusqu'à l'an prochain et Roger s'est mis à pleurer à chaudes larmes.
      — Pourquoi pleures-tu Roger ?
      — M'sieur, dit Janot, parce qu'il voudrait que l'école dure toujours. Il a peur qu'on ne la fasse plus.
      Moi, dit Lulu, le père Noël m'apportera une boîte de couleurs ; à démenti, une carabine ; à Georges, une paire de souliers.
      Joseph, lui, dit que le père Noël c'est des blagues...