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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Enfin une visite attendue

ENFIN UNE VISITE ATTENDUE
 
    C'est en cette fin d'année que l'école de Bar-sur-Loup reçoit les premiers visiteurs vraiment curieux de l'expérience qui se menait dans la petite classe.
    Un soir de printemps, Freinet s'en va attendre à Pré-du-Lac, à la descente du train, Alziary et Pascal qui viennent passer au crible de leur esprit critique les techniques de l'Imprimerie à l'Ecole.
    On discute longuement en attendant, le lendemain, l'heure H de la rentrée... Inutile de dire que l'atmosphère de l'école désoriente quelque peu nos visiteurs façonnés par les méthodes traditionnelles, et qui sont habitués à ce contrôle incessant de l'acquisition des connaissances par l'enfant.
    Les allées et venues des élèves dans la classe, leur façon spontanée de parler, de questionner, de critiquer, et cette pagaïe apparente non encore complètement dissipée, surprennent énormément les deux visiteurs, et les déroutent. Alziary, qui n'est encore qu'un tout jeune homme, tout près de la spontanéité enfantine, se laisse gagner peu à peu ; il sent le naturel et la richesse de toutes ces activités enfantines allant tout droit vers la compréhension et la découverte selon leur propre élan. Bientôt, il est conquis. Mais Pascal se tient sur ses gardes. La hâtive leçon de grammaire faite en quelques remarques sur le texte du jour finit par le décevoir tout à fait. Il a fait, lui dans sa classe, tout un système d'enseignement didactique de la grammaire avec figures géométriques en cartons colorés où les substantifs, les verbes, les compléments, et tous ces infimes vocables qui participent aux parties du discours, ont leur rôle à jouer... Tout élève sorti de son école à lui, Pascal, fait figure d'érudit, comparé à... Freinet, dont la désinvolture à manier une chasse aux mots, une conjugaison, une remarque orthographique quelconque en quelques minutes, le gêne visiblement. C'est chez lui une manière de déception, qu'il ne surmontera pas, bien que par ailleurs il soit obligé de reconnaître que l'attitude nouvelle des enfants et leur soif inextinguible de savoir est à l'origine d'une orientation nouvelle de la pédagogie vers des voies plus rationnelles et plus humaines. Et tandis qu'Alziary calcule déjà le moyen d'équiper au plus tôt sa petite classe de Bras, Pascal avoue ne pas pouvoir se décider à abandonner aussi allègrement les délices de l'apprentissage de la grammaire, qui lui vaut tant de discrètes joies et de succès.
    A la rentrée, il faut ajouter à la liste des imprimeurs quatre nouveaux adhérents, ainsi que l'indique le Bulletin n° 2 de novembre 1926, bulletin tapé, comme toujours, à la machine « Mignon » :
    Regad, à Champagnole (Jura).
    Bouchard, à Lyon (6e).
    Henriette Alquier, à Vias (Hérault).
    Jayot, à Sailly (Ardennes).
    Les échanges interscolaires commencent à fonctionner. La comptabilité relate ce fait inouï : notre avoir se monte à Fr. 34 x 2 = 68. Pour encourager les timorés, cette séduisante proposition :
     A mesure que les fonds le permettront, chaque adhérent se verra attribuer une action de 25 fr. Les nouveaux acheteurs de la presse bénéficieront de cette même action. Les collègues qui désireront adhérer à notre Coopérative sans acheter la presse devront verser effectivement la somme de 25 fr.
    De nombreuses circulaires tapées à la machine, unissent chaque semaine Freinet à ses collaborateurs ; inlassablement, elles mettent au point les détails pratiques, les considérations techniques, les prescriptions administratives (déclaration de journaux scolaires, affranchissements postaux, etc...) et mettent en relief les initiatives de chacun. Ce vaillant petit groupe d'instituteurs limité par la pauvreté et l'isolement, va de l'avant, méticuleusement, patiemment, dans son travail de fourmi. Et tout revient à la fourmilière. Bordes (Saint-Aubin de Lanquais) se propose de faire l'édition de quelques petits livres illustrés. Jayot (Sailly, Ardennes) annonce un recueil de poésies. Freinet a mis en chantier un conte illustré (circulaire de novembre 1926) et la propagande est si bien menée qu'en janvier 1927 il faut compter sept nouveaux adhérents :
Alziary, Bras (Var).
Mme Lagier-Bruno, Saint-Martin-de-Queyrières (H.-A.).
Wullens, Lourches (Nord).
Regad, Pontarlier (Jura).
Hofmann, Bouxières-sous-Froidmont (M.-et-M.).
Leroux, La Neuvillette (Sarthe).
Mme Audureau Ferrière, Genève.
   En mars, en voici deux autres encore :
Ballon, à Pont-de-Ruan (I.-et-L.).
Barel, à Menton (A.-M.).
Le Bulletin du 2 janvier 1927 note triomphalement :
    L'avoir de notre Coopérative est à ce jour de 150 fr. M. Pathé (intellectuel très sympathique à notre mouvement) m'a promis quatre actions, soit 100 fr.
   C'est en janvier aussi que paraît « L'Imprimerie à l'Ecole » que M. Ferrary a bien voulu éditer à ses risques et périls. Il faut noter ici le dévouement de ce petit artisan pour la cause Freinet, tout à fait à l'origine de l'expérience de l'Imprimerie à l'Ecole. Par un simple hasard, il avait vendu à Freinet sa presse Cinup, mais tout de suite il avait compris l'intérêt profond d'une telle initiative, non par simple souci commercial, car il connaissait la pauvreté de ses clients, mais parce que réellement il pressentait la valeur d'une telle expérience et le désintéressement profond de l'humble instituteur qui en était le protagoniste.
Aussi, sans hésiter, il avait couru le risque de l'édition du premier livre de Freinet. Il n'avait pas tort ; car tout de suite des échos s'éveillent un peu partout. Freinet écrit dans sa circulaire de février 1927 :
     A ce jour plus de cent camarades français et étrangers m'ont demandé des renseignements. Il semble donc que mon livre devrait avoir un certain succès de vente. Je vous demande d'y contribuer de votre mieux, parce que :
     l°) Il est nécessaire que M. Ferrary rentre dans ses fonds, lui qui n'a pas hésité à éditer à ses frais un livre refusé par les maisons d'éditions ;
     2°) Ce sera une bonne propagande pour notre mouvement ;
     3°) Ce peut être pour notre Coopérative une source de revenus. En effet M. Ferrary accordera une commission de 40 % aux dépositaires, soit 2 fr., 80 par exemplaire. Je crois qu'à ce compte chacun de vous serait encore dédommagé de sa peine en versant à la. Coopé 20 % par exemplaire. Pour ma part, j'abandonnerai à notre caisse la remise sur les livres que je pourrai vendre. Même remise aux syndicats, libraires ou organisations diverses.
     Je vous prie donc de demander sans tarder un certain nombre d'ex, en dépôt (payables après vente seulement, dans ce cas la remise n'est que de 33 %) de faire dans vos bulletins syndicaux un peu de propagande pour cette vente. (Prière de communiquer les extraits). Donner à M. Ferrary des adresses de dépositaires.
     Continuez à faire passer les commandes d'imprimerie par la Coopé.
   Calculs de pauvres comptant sou à sou, et qui domineront l'œuvre entière de la C.E.L.... La C.E.L., ce fut toujours, au cours de notre vie familiale, comme une sorte de génie exigeant, hantant nos esprits et notre maison, prenant insidieusement la meilleure place dans nos tendresses et nos pensées, nous menant inexorablement dans les zones inexplorées, que l'initiative de Freinet se mettait en devoir de défricher à grands coups de sape, dans une sorte d'exaltation qui nous engageait corps et âme.