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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Echanges interscolaires

 

ECHANGES INTERSCOLAIRES
France
 
    Déjà la liste des adhérents de l'Imprimerie à l'Ecole était quelque peu imposante. Deux ans de pratique avaient suscité les adhérents suivants :
    FREINET, à Bar-sur-Loup (A.-M.).
    PRIMAS, 124, cours E.-Zola, Villeurbanne (Rhône).
    R. DANIEL, à Trégunc-Saint-Philibert (Finistère).
    BORDES, Saint-Aubin-de-Lanquais (Dordogne).
    ALZIARY, Bras (Var).
    Mme LAGIER - BRUNO, Saint-Martin-de-Queyrières (Hautes-Alpes).
    JAYOT, Sailly-par-Carignan (Ardennes).
    BOUCHARD, 83, rue Bossuet, Lyon.
    HOFFMANN, à Bouxières-sur-Froidmond, par Pont- à-Mousson (Moselle).
    M. WULLENS, à Somain (Nord).
    LEROUX, à Neuvillette-en-Charnie (Sarthe).
    BALLON, à Pont-de-Ruan (Indre-et-Loire).
    BAREL, rue Longue, Menton (A.-M.).
    CLAUDIN, dir. école annexe à l'E.N., Mirecourt (Vosges).
    SPINELLI, Ecole de la Condamine, Menton (A.-M.).
    SUBRA, à Antras, par Sentein ( Ariège).
    VOIRIN, à Chémery-sur-Bar (Ardennes).
    R. LALLEMAND, à Linchamps, par Les Hautes- Rivières (Ardennes).
    AICARD, Le Cannet-Four à Chaux (A.-M.).
    COUTELLE, Chemiré-en-Gharnie (Sarthe).
    BRUNET, à Suris (Charente).
    DELANOUE, à Châteaurenault (Indre-et-Loire).
    R. BOYAU, à Camblanes (Gironde).
    PAUL GEORGE, Les Charbonniers, par Saint-Maurice-sur-Moselle (Vosges).
    CHER Y, à Désertines (Allier).
    PICHOT, à Lutz-en-Dunois, p. Châteaudun (E.-et-L.).
    Mme PICHOT,        (d°).
    M. NOE, à Pollestres (Pyrénées-Orientales).
    CHOCHON, Domaine de l'Etoile, Nice (A.-M.).
    FAURE, à Corbelin (Isère).
    Mme FAURE,          (d°).
    Mme GARMY, à Sentenac, par Vicdessos (Ariège).
    DUNAND, à Praz-sur-Arly (Haute-Savoie).
    LE TREIS, à Daoulas (Finistère).
    Mmc AUDUREAU à Pellegrue (Gironde).
Belgique
    R. VAN MEER, dir. d'école, r. Prospérité, Bruxelles.
    HA VAUX, professeur 4e degré, Pâturages (Hainaut).
    WOUTERS, 40, avenue des Cèdres, Anvers.
Espagne
    Manuel J. CLUET, Apartato 961, Madrid.
Suisse
    Alb. BERBERAT, stand 76, à Bienne.
Tunisie
    MAGNAN, Place de la Gare, Sousse (Tunisie).
    « Les correspondances scolaires » préoccupaient énormément Freinet car il se rendait compte que c'était des relations de classe à classe que dépendait en grande partie la cohésion du mouvement. Quand deux classes correspondantes se reliaient l'une à l'autre par des échanges réguliers, bien établis, suscitant l'enthousiasme, l'enrichissement était inévitable. Ainsi nous retrouvons dans nos archives les très nombreuses lettres écrites spécialement pour les couples d'écoles appelées à correspondre : R. Lallemand, à Linchamps (Ardennes) et Mme Lagier-Bruno, Sainte-Marguerite (Hautes-Alpes) ; Delanoue, à Châteaurenault (Indre-et-Loire) et Paul Georges, Les Charbonniers (Vosges) ; Boyau, à Camblanes (Gironde), et Wullens, à Somain (Nord) ; Daniel, à Trégunc (Finistère), et Mme Faure, à Corbelin (Isère).
 
    Tout spécialement, relevons un passage, à l'adresse de celui qui fut le premier adhérent :
     Mme Faure vous aurez (en Daniel) un correspondant de choix. Je l'aurai moi-même égoïstement gardé pour ma classe cette année encore. Daniel sait que nous nous sommes séparés pour l'intérêt du mouvement... (Il) vous sera donc un guide constant... C'est avec un vrai chagrin que mes élèves et moi avons abandonné Trégunc. Et l'après-midi du premier jour de classe a été consacré à écrire à nos amis bretons. J'ai du remords d'avoir coupé ainsi ces amitiés naissantes... Pour toi, Daniel, tu connais suffisamment les Faure... Et tu sais qu'ici nous ne vous oublions pas...
    On sent, à lire ces lignes, combien comptait pour Freinet cette correspondance interscolaire, reprise pour la deuxième année, et qui symbolisait l'œuvre tout entière, dans la spontanéité et l'idéale confiance qui avaient définitivement unis les premiers collaborateurs.
    Avant de partir en vacances, la circulaire de fin d'année demandait aux adhérents de faire le point sur leur expérience, d'en noter les réussites, les insuccès, de préciser les inconvénients du matériel, de toujours formuler les critiques qui peuvent hâter le développement des techniques diverses. Tous les camarades répondirent abondamment à cette circulaire, et Freinet note dans le bulletin imprimé cette fois par la petite imprimerie de Foiano, à Grasse :
     Les rapports sont tellement intéressants qu'il faudrait les citer tous, et longuement. Nous ne pouvons qu'en résumer l'essentiel. Nous demandons en même temps aux camarades de condenser, dans des articles pour le bulletin, les observations qu'ils ont pu faire, leurs trouvailles originales, des exemples aussi de la façon dont ils emploient l'imprimerie dans leur classe. Commencez immédiatement l'envoi d'articles semblables.
    Ainsi est abordée, résolument, cette véritable collaboration pédagogique qui devait donner à notre mouvement son ampleur et son efficience. Jusqu'ici, on s'était occupé plus spécialement des réalités les plus urgentes : le matérialisme scolaire, la fabrication des outils, leur mise en train. Maintenant, devant les perspectives nouvelles que laissait entrevoir l'utilisation des techniques sûres, on pouvait sonder l'expérience, en dégager l'esprit, la valeur psychologique et sociale.
    Nous relèverons dans ce premier bulletin soucieux d'être un bulletin vraiment pédagogique, un passage du rapport de notre fidèle Alziary, l'un des pionniers les plus ardents, comme les plus compréhensifs, de notre mouvement :
     ... Dans les petites classes, ces textes composés en commun devraient être les plus nombreux. Bien souvent plusieurs parlent à la fois. Avant que le doigt se lève, le cri part ; ce sont de véritables cris quand on a trouvé quelque chose de bien ! Peu soucieux de silence à ce moment, je travaille vraiment. Je cherche à saisir la composition du morceau, le sens de l'intérêt ; car mes auditeurs se dépensent tout à la fois, dans un premier élan. Ensuite, toujours chez eux, je glane l'expression. Pendant que j'écris, la conversation continue.
     Elle tombe néanmoins à certains moments. Mes questions la font rebondir. Je les pose avec une idée, je l'abandonne le plus souvent pour suivre celle de la pensée enfantine.
     Au fur et à mesure que j'écris, je relis à haute voix pour juger de l'effet sur l'oreille. Et certains, sensibles à l'harmonie, proposent des modifications. Nous relisons le tout, encore quelques retouches. C'est le plus beau moment de ma journée de classe...
    A partir d'Octobre 27, les bulletins mensuels, tapés à la machine, tirés à la polycopie ou au Duplic, sont définitivement remplacés par un bulletin imprimé à Grasse, et intitulé « L'Imprimerie à l'Ecole, bulletin mensuel de la Coopérative d'Entr'aide, l'Imprimerie à l'Ecole », Et ce titre contenait bien tout ce que Freinet y avait inclus de dévouement réciproque, de travail et de foi.
    Dans cette petite revue de huit pages, où inlassablement la plus grande place est réservée à la perfection des techniques, Freinet a à cœur de sauvegarder toujours l'esprit du mouvement inséparable de son adaptation incessante au milieu.
    Moderniser et « motiver » notre enseignement.
     L'avantage essentiel de l'Imprimerie à l'Ecole n'est pas comme d'aucuns pourraient le croire, l'originalité du travail manuel qu'elle nécessite: la composition, l'encrage, le tirage, le nettoyage, le reclassement même des caractères, tâches qui sont toujours réclamées comme des faveurs ; ce ne sont pas non plus les grandes qualités d'ordre, d'application, de propreté qu'elle impose aux élèves et sur lesquelles nous reviendrons. L'apport vraiment gros de conséquences que notre technique offre à la pédagogie, c'est la possibilité de moderniser notre enseignement, en utilisant à l'école des moyens de communication entre les individus que la civilisation met actuellement à notre portée. Il faut supprimer tout ce qu'il y a de conventionnel, de mort, dans le travail scolaire actuel... et former les citoyens de la société nouvelle.
    Freinet redoute l'isolement du mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole, qui est avant tout un mouvement provincial que Paris toujours aura tendance à sous-estimer. Il fait son possible pour intégrer au mieux la C.E.L. au syndicalisme, et ce sera l'un de ses soucis majeurs au cours de sa longue expérience. Secrétaire syndical des Alpes- Maritimes, il engage ses camarades à mener la lutte pour que toujours, au sein du syndicat, les revendications de l'Ecole du Peuple soient posées en même temps que les revendications de l'Instituteur du Peuple.
    Dans un rayon plus strictement pédagogique, il lie la C.E.L. au mouvement d'Education Nouvelle ; il la fait adhérer au Groupe Français dont il est un des animateurs depuis le Congrès de Montreux. Un Congrès international a lieu à Paris en 27 : Freinet y expose son matériel, les journaux scolaires, la Gerbe ; et il invite ses adhérents à y participer pour que soit posé le problème de la rénovation de l'Ecole Laïque.
    Des efforts sérieux, des sacrifices pécuniaires, sont consentis pour entretenir la cohésion du mouvement, par la Gerbe. Régulièrement, dans les bulletins mensuels, paraissent des conseils, des directives, concernant la parution de la Gerbe et sa diffusion. D'Avril 27 à Décembre 27, son succès est si grand qu'il faut envisager la publication de deux séries, la première éditée par Daniel, la seconde par Alziary, et le bulletin de Décembre 27 précise :
     La Gerbe est l'œuvre et la propriété des écoles travaillant à l'imprimerie qui y collaborent librement, la gèrent elles-mêmes, et à leur seul bénéfice, assument toutes les tâches de composition, d'impression, d'illustration, de reliure, de propagande et de vente. Afin d'obtenir un format rigoureusement uniforme, le papier nécessaire est fourni gratuitement par l'administration de « la Gerbe ».
    Et dans des conditions financières, on le devine, très précaires, l'entr'aide est un geste si naturel qu'une souscription est lancée pour l'achat d'un matériel d'imprimerie à l'orphelinat ouvrier de l'Avenir Social, que dirige avec tant de dévouement Jeanne Fannonel. A repenser de si beaux actes, on serait tenté, parfois, de regretter le passé...
    Nous nous sommes attardés un peu longuement sur ces premières années de mise en train de la Coopérative de l'Enseignement Laïc pour en préciser les faits authentiques qui décidèrent de sa formation, et en même temps pour en dégager l'esprit de profonde collaboration, de dévouements mutuels à la belle cause de l'éducation populaire. L'année scolaire 27-28 qui fut notre dernière année passée à Bar-sur-Loup fut vraiment une année décisive pour la formation de la C.E.L. et sa centralisation à Bar sur-Loup. Le rêve de Freinet, tout d'abord, avait été de distribuer les responsabilités entre camarades, de manière que chacun pût s'occuper d'un rayon bien défini, en même temps de créer des dépôts régionaux qui auraient facilité l'approvisionnement et la propagande. Malheureusement, à la pratique, ces projets s'avérèrent irréalisables. En effet, l'approvisionnement des divers articles nécessitait une masse de fonds assez impressionnante. Or il n'y avait pas de fonds de roulement, et les bénéfices, minimes, étaient engloutis par la marche courante des affaires et les éditions. Les mêmes réalités qui ont dominé la C.E.L. toute son existence demeurent encore, hélas ! les mêmes aujourd'hui. Les conditions d'approvisionnement local, d'ailleurs, n'étaient pas toujours favorables. Si Leroux avait pu fournir le papier à tous les adhérents dans les meilleures conditions, Bordes, par exemple, n'avait pu obtenir des prix assez bas pour la presse ; cette presse en bois que Freinet avait réalisée pour 10 francs passait à 50 francs avec l'intermédiaire du menuisier :
     Après une période difficile au cours de laquelle Bordes (Saint- Aubin) s'est dépensé sans compter, nos presses sont actuellement fabriquées par un excellent ébéniste qui nous livre un matériel parfait. Malheureusement, cette presse seule nous revient à 50 fr., prix auquel il faut ajouter le rouleau presseur. J'ai indiqué 75 fr pour la presse complète, et à ce compte, la Coopérative ne fait guère qu'échanger son argent...
    Comment oser demander aux camarades de risquer chaque mois d'endosser des dettes après avoir passé son temps au service de la Coopérative ? Le plus simple était encore que les plus gros risques fussent à la charge de celui qui portait la responsabilité de la mise en train de l'entreprise. Aussi bien, quatre années d'expériences avaient déjà familiarisé Freinet avec les dettes diverses, et son désir de créer lui faisait minimiser les charges qui pour d'autres eussent paru énormes.
    C'est ainsi que tout vint atterrir à Bar-sur-Loup : presses, composteurs, rouleaux, etc..., et que bon gré mal gré je fis l'apprentissage du métier d'expéditionnaire. La mairie de Bar-sur-Loup avait mis à notre disposition une salle bien éclairée qui devait être mon atelier. Mais peu à peu le chevalet fut réduit à une portion congrue, bousculé par le matériel C.E.L. qui prit ses aises et imposa ses exigences.
    A Pâques 1928, Freinet fut désigné par l'Internationale de l'Enseignement comme délégué au Congrès pédagogique international de Leipzig. Son voyage gratuit et d'autre part ses réductions à titre de mutilé nous décidèrent à partir tous les deux. Par circulaire, Freinet avait engagé les adhérents à lui envoyer des documents pour l'exposition, et nous partîmes fort chargés de presses, de composteurs, de rouleaux, d'éditions diverses, de journaux scolaires et de beaux dessins d'enfants.
    Ecrasé par l'important matériel allemand fabriqué par les trusts spécialisés dans le matériel scolaire, — crayons, couleurs, plumes, etc. — notre stand n'occupait qu'un tout petit recoin sans importance. Mais, justement parce qu'il était modeste, il attira la curiosité des visiteurs, et bien que les presses de Bar-sur-Loup ne payent pas de mine, elles firent des envieux ; et nous dûmes les céder, en Allemagne, à des camarades que nos techniques avaient séduits.
    Ainsi se formèrent nos premiers adhérents allemands. La Gerbe unique devint tout de suite trop volumineuse ; il fallut faire deux Gerbes, puis trois, et en fin de mois, au cours de cette année 1927-28, on obtint vraiment un choix de textes d'enfants remarquables. Au premier extrait de la Gerbe : « Histoire d'un petit garçon dans la montagne », succéda : « Les deux petits rétameurs ». Au retour d'une randonnée qui les avaient remplis de rêve, nos « estamas » avaient improvisé ce récit, flottant entre la réalité et la fantaisie, et qui avait prodigieusement intéressé la classe.
    En fin d'année scolaire, « Récréations », l'extrait de la Gerbe n° 3, vit le Jour à son tour, et désormais la littérature enfantine suscitée par les techniques de l'Imprimerie à l'Ecole fut assez riche pour alimenter, à intervalles il est vrai encore incertains, cette édition originale entre toutes que nous avons appelée « Enfantines ».