Raccourci vers le contenu principal de la page

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Naissance d'une technique pédagogique

 

NAISSANCE D'UNE TECHNIQUE PEDAGOGIQUE
 
    Avant de poursuivre le déroulement des faits chronologiques qui ont progressivement affirmé et installé le mouvement pédagogique centré par l'Imprimerie à l'Ecole, il est croyons-nous nécessaire de nous arrêter plus en profondeur sur l'esprit et la portée de ce début d'expérience dans la petite école de Bar-sur-Loup.
    L'originalité de Freinet, ce n'était pas simplement de donner à l'enfant son rôle actif dans la classe, de le faire devenir élément agissant dans l'acquisition des techniques scolaires ; d'autres avant lui avait dit cela, et les « méthodes nouvelles » mises en honneur en Angleterre et à Genève avaient avant lui affirmé cette nécessité de l'Ecole active dont Ferrière avait démontré si magistralement toute la valeur. Parti seul à la recherche d'une méthode susceptible de permettre au malade qu'il était de faire sa classe sans préjudice pour les enfants et pour lui-même, Freinet avait abouti tout naturellement, au contact de la vie, à la découverte de l'Ecole active. Non pas une école active plus ou moins mystique, où le rôle de l'enfant « agissant » apparaissait comme un dogme et pouvait justifier toutes les idéologies, y compris les plus réactionnaires, mais simplement une école vivante, continuation naturelle de la vie de famille, du village, du milieu. Freinet a l'intuition de tous les avantages de cette position de choix de l'école de Bar- sur-Loup.
    Si les expériences de Genève suscitent chez lui des acquiescements en tant que techniques, elles l'inclinent aussi à une certaine défiance intellectuelle, et le conduisent inévitablement à une sorte de redressement du problème éducatif.
    Comment cela ?
    Parce que la simple découverte d'une technique neuve : l'Imprimerie à l'Ecole, a changé tout à coup le sens et la portée de la pédagogie de sa classe...
    L'imprimerie ne fut pas seulement un moyen de rendre l'enfant agissant au sens musculaire et intellectuel du mot par opposition à l'immobilité statique imposée par l'école traditionnelle ; elle ne fut pas non plus une simple occasion de raviver l'intérêt scolaire des enfants pour telle ou telle discipline du programme. Elle fut beaucoup plus : elle ouvrit devant Freinet la personnalité psychologique et humaine de l'enfant dans son devenir, et en liaison permanente avec le milieu. Dès cet instant, Freinet tourna résolument le dos à toute la psychologie traditionnelle artificielle et spiritualiste qui s'appuie sur les entités imaginaires des facultés de l'âme, et il s'orienta vers la conception d'une pédagogie d'unité et de dynamisme liant l'enfant au milieu social. Le texte libre n'est pas un simple document syntaxique : il est surtout une manière de test psychologique et social ; par lui, on comprend, l'action du milieu sur l'enfant, et, réciproquement, l'action de l'enfant sur le milieu. Si le milieu est défavorable, l'être en subit les effets nocifs, et son efficience en est menacée. Rien ne se fera de profond, de définitif, en faveur de l'éducation, tant que la société restera marâtre pour la majorité de ses enfants.
    Et désormais, résolument, Freinet affirme, dans son activité, ses responsabilités sociales et pédagogiques, qui ne sont les unes et les autres que deux aspects du même problème : la rénovation de la société.
    A Bar-sur-Loup, il parachève son mouvement coopératif qui aboutit à l'installation d'une épicerie, d'une boucherie, d'une boulangerie, et dans son village natal il oriente les habitants vers une modernisation élargie, visant à faciliter tous les faits économiques sous l'angle de la coopération : transactions diverses, construction de routes, électrification, loisirs, — il a toute une série de projets qu'il met en chantier à chacune de ses visites, aux vacances. Au point de vue syndical, il devient secrétaire pédagogique du syndicat, et nationalement, il amorce une large campagne pour la rénovation scolaire.
    Dans sa classe, il porte l'accent sur le matérialisme scolaire qui restera le souci de toute sa vie. Certes, il ne peut pas changer du jour au lendemain les conditions matérielles déplorables de la classe : il est pauvre ; le budget alloué à la caisse des écoles est insignifiant ; mais du moins il ne partira pas à l'aveuglette, la tête dans les nuages, le cœur gonflé d'un idéalisme platonique qui se voile la face devant les difficultés insurmontables. Il part de ce qui est. Ce qui est, c'est la richesse de l'âme enfantine, chargée de joie et d'élans. Ce qui est, c'est la pauvreté du milieu scolaire et social. Et c'est aussi l'esprit rétrograde qui fait de l'école du peuple une institution moyenâgeuse. Dans l'état actuel des choses, l'effort pédagogique du maître doit tendre, dans la mesure du possible, à soustraire l'enfant à l'emprise d'un dogmatisme scolaire qui a vécu, le rendre conscient de sa propre force, et, partant, faire de lui un acteur de son avenir dans la grande action collective.
    Il amplifie la vie de l'enfant par des techniques qui donnent à la personnalité enfantine un sentiment de puissance, et toutes les fois qu'il le peut, il appelle à son secours les bonnes forces du milieu favorable : nature généreuse, artisanat, influence des personnalités attachantes. Et au contact des faits, déjà, il a le pressentiment de cet enchevêtrement de forces qui se nouent au point de rencontre de l'individuel et du social, et qui sera le contenu de ses livres « L'Education du Travail » et « Essai de Psychologie sensible », écrits vingt ans plus tard.
   Par les racines qu'elle plonge dans le milieu social, l'école, tout naturellement, à l'aide du texte libre, délimite ses centres d'intérêts et se forge un programme qui est le programme même de la vie des travailleurs. C'est ce que Freinet précise dans ses premiers articles parus dans « Clarté » et dont nous citerons quelques passages :
     Cette technique renouvelée est toute à découvrir. Mais ce sera le triomphe de l'école active et sur mesure dont la réalisation dans les classes primaires a semblé si longtemps utopique.
     Mais cette vie, pourra-t-on encore objecter, est-elle susceptible de donner à l'enfant les connaissances qu'on attend de l'école ? Et si la Vie, — la, vie totale, s'entend, et non la vie limitée et fermée, de l'école actuelle, — si la vie ne peut pas donner l'éducation et l'instruction, par quels procédés sophistiques peut-on raisonnablement les obtenir ?
     Un fait m'a frappé d'ailleurs. Lorsque je parcours la série des titres des deux cents pages de notre Livre de Vie (deux premiers trimestres), je constate que la répartition des sujets est à peu près celle que préconisent les partisans des centres d'intérêt. Voici l'automne avec ses fruits, les champignons, le vent, — les conscrits aussi. .. Puis l'hiver avec l'étude des divers moyens de se garantir du froid. Le printemps, si riche d'impressions, avec les fortes pluies, la grêle, les éboulements, — mais les premières fleurs, les batailles de fleurs, les cirques richement décorés ; avec aussi son cortège de grippes qui, périodiquement, hélas vident presque nos classes.
     Et je constate avec satisfaction et humilité que ces répartitions selon l'intérêt dominant des enfants, répartitions qui n'ont rien moins demandé que le génie d'un Decroly, cette répartition s'est faite tout naturellement dans ma classe vivante, où je n'ai imposé aucun sujet, me contentant d'écouter, de diriger la conversation, de synthétiser et de mettre en ordre, et en français, les idées de, mes élèves.
     Je ne dirai pas prétentieusement que, par cette technique de l'imprimerie, j'ai rejoint Decroly. C'est lui qui, par un long détour, a ramené la science pédagogique à son point de départ : le bon sens et la vie.
   Devant l'éloquence des faits qui dégagent si clairement la portée de la pensée enfantine comme élément de formation de la personnalité, Freinet met les instituteurs en garde contre la malfaisance d'une pensée adulte imposée du dehors et dominant arbitrairement l'enfant. Il résume sa pensée dans une formule lapidaire qui lui valut critiques et sarcasmes : PLUS DE MANUELS SCOLAIRES, et dont il développe le contenu profond dans un article de « Clarté » qui serait tout entier à citer tant il demeure actuel :
     Les manuels sont un moyen d'abrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent, même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance. Mais rarement des manuels sont faits pour l'enfant. Ils déclarent faciliter, ordonner le travail du maître : ils se vantent de suivre pas à pas... les programmes. Mais l'enfant suivra, s'il peut. Ce n'est pas de lui qu'on s'est occupé.
     C'est pourquoi les manuels préparent la plupart du temps l'asservissement de l'enfant à l'adulte, et plus spécialement à la classe qui, par les programmes et les crédits dispose de l'enseignement.
     Il y a bien quelques pédagogues ingénus qui se basent au contraire sur les désirs et les besoins de l'enfant pour arriver à une conception moins orthodoxe de l'enseignement. Mais on tolère à peine leurs manuels. En tous les cas les maisons d'édition bien pensantes ne daignent pas s'en charger et seuls connaissant les grands tirages les manuels les plus pernicieux.
     Même les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l'emploi. Car le manuel surtout employé dès l'enfance, contribue à inculquer l'idolâtrie de l'écriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d'un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions. « C'est dans le livre... » Tandis qu'il serait désirable justement d'enseigner que le livre n'est qu'une pensée sujette à l'erreur — et qu'on doit pouvoir contredire comme on contredit quelqu'un qui parle.
     Les manuels tuent ainsi tout sens critique ; et c'est probablement à eux que nous devons ces générations de demi-illettrés qui croient, mot pour mot, tout ce que contient leur journal.
     Et s'il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire.
     Mais les manuels asservissent aussi les maîtres. Ils les habituent à distribuer uniformément, et durant des années, la matière incluse sans se soucier si l'enfant peut se l'assimiler. La néfaste routine s'empare de l'éducateur.
     Qu'importent toutes les aspirations enfantines puisque dans ces centaines de pages en texte serré git tout l'idéal, la matière suffisante pour réussir aux examens !
     Il faut absolument que les éducateurs se libèrent de cette distribution mécanique pour s'attacher tout particulièrement à l'éducation de l'enfant...
    Particulièrement Freinet s'attache à montrer la malfaisance du premier manuel scolaire : le syllabaire qui, par le morcellement artificiel de la forme, détruit la pensée, et désintègre l'unité de la personnalité. Les articles parus dans « L'Ecole Emancipée » contiennent déjà en germes toute la conception pédagogique d' « unité » que Freinet a développée par la suite en s'appuyant sur le «texte libre», lecture globale idéale.
    Cette unité de la pensée de l'enfant, c'est pour Freinet la base de toute éducation. A observer l'enfant comme individu agissant, il en vient à cette constatation que la personnalité psychologique tout comme l'organisme défend son intégrité coûte que coûte ; d'où la nécessité de découvrir l'intérêt profond de chaque individu et de suivre cet intérêt, de le nourrir pour lui conserver appétit et vigueur, et de le diriger pour qu'il soit bénéfique, comme devient bénéfique pour l'arbre la branche maîtresse que le jardinier avisé a exaltée. Et, progressivement, au contact de l'expérience quotidienne, Freinet fait du simple bon sens l'outil le plus précieux du pédagogue, et, tout seul, il partira dans une direction opposée à l'empirique pédagogie et à la non moins empirique psychologie venues d'en haut, de sommités intellectuelles de la classe au pouvoir.