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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - A l'école de Gutenberg

A L'ECOLE DE GUTENBERG
 
    C'est en Mars 1926 que je viens travailler avec Freinet à Bar-sur-Loup. C'est le printemps. La petite classe est bourdonnante d'activité, comme une ruche. Tout un laboratoire biologique est installé, à la va comme je te pose, sur le bureau, les tables inoccupées, et même par terre, dans des recoins plus ou moins sûrs : têtards, escargots, limaces, insectes innombrables, chenilles et papillons, consentent à mener une existence assez précaire sous la haute direction de Joseph. Il approvisionne de son mieux ce minuscule Jardin des Plantes où les créatures prisonnières en sont réduites à manger ce que l'intuition du gardien propose : pétales de roses et de fleurs d'oranger, corolles sauvages choisies avec discernement dans le milieu où folâtrait l'insecte, légumes frais des plates-bandes, eau de ruisseau, ou même, — comble d'attention ! — gouttes de rosée apportées avec d'infinies précautions dans le cœur vierge d'une feuille.
    Le rayon « vannerie » occupe un secteur assez hirsute où le raphia emmêle sa sauvage chevelure aux brins d'osier et de jonc, et les escabeaux empaillés, les paniers et les nattes en chantier, se bousculent dans un tel pêle-mêle que chacun risque d'y perdre sa fibre ou son brin...
    La bibliothèque a des tendances nettement ambulantes, et, pour être à la portée de tous, les livres descendent des étagères et s'installent selon le bon plaisir des enfants, sur un pupitre, sur un banc, une chaise, et dans la majorité des cas sur la table du maître, ce magicien de la culture qui arrive tout seul à ce tour de force d'entendre cinq questions à la fois et de répondre à chacune d'elles... Les vieux tableaux Boscher sont, eux, quelque peu malmenés dans l'aventure, et leur entassement négligé dans un coin dit assez le mépris dans lequel à présent on les tient...
    Le rayon imprimerie, par contre, se taille la part d'honneur : rouleaux, presses, casses, papiers, occupent deux grands bancs et débordent même sur le parquet dans des limites d'ailleurs très précises et indiquées à la craie... Ici est l'autel...
    A vrai dire, toutes ces richesses font un peu bric-à-brac ; mais par-dessus ce beau désordre plane un inextinguible enthousiasme... D'abord interdite, je me sens peu à peu pénétrer d'une grande humilité devant cette ivresse d'activité, indifférente au décor, et si chaude, si ardente, qu'elle atteint une manière de grandeur virginale.
    Avec des gestes précautionneux, j'évolue autour des vraies richesses, attentive à en respecter l'instinctive puissance de rayonnement. Et ce n'est que beaucoup plus tard, par de timides mouvements d'approche, que j'arriverai à installer à l'insu des enfants et de leur maître, un minimum d'ordre et d'harmonie au milieu de cette magnifique pagaïe.
    Les enfants s'enthousiasmèrent tout de suite pour le dessin, à grande échelle. Es ne dessinaient jusqu'ici que sur un papier de format demi-fiche qui était le seul papier dont ils disposaient. Quand ils eurent à leur portée du papier Canson qui à cette époque n'était pas très cher, des pastels bon marché, de l'aquarelle, ce fut pour eux une véritable révélation. Hélas ! Notre pauvreté mit une limite à cette fureur du dessin. Il fallut, faute d'argent, se rabattre sur des papiers d'occasion, des feuilles de journaux cédés par les typos de Grasse. Les résultats n'étaient pas toujours remarquables, mais la part du pauvre n'est-elle pas faite surtout du rêve qui heureusement domine les déceptions ?
    Sans qu'on sache bien comment, l'expérience de Bar- sur-Loup était peu à peu connue, çà et là. Les visiteurs de passage venaient frapper à la porte de la petite classe et s'enquérir de la nouveauté d'une méthode qui paraissait lourde de promesses. Tant et si bien qu'un beau jour dans le grand journal de la haute bourgeoisie, « Le Temps » (numéro du 4 Juillet 1926) un article, du reste compréhensif, parut en première page. Il vaut, je crois, la peine d'être en partie reproduit :
A L'ECOLE DU GUTENBERG
     Pendant que les spécialistes de la pédagogie dissertent sur les meilleures méthodes d'enseignement applicables à l'école moderne, un modeste, instituteur de village, M. Freinet, qui répand actuellement sur les enfants d'un hameau des Alpes-Maritimes les bienfaits de la science, vient de prendre une initiative personnelle dont les résultats semblent fort heureux. La méthode qu'il inaugure ne saurait laisser indifférent le monde du journalisme parce qu'elle consacre officiellement la noblesse et l'éloquence de notre technique quotidienne. Ce psychologue a remarqué, en effet, qu'un enfant ressent une impression forte et durable lorsqu'il voit sa pensée imprimée, n y a là des transmutations de valeur et, si l'on peut dire, une transfiguration que connaissent bien les écrivains et qui permet assurément à un maître intelligent d'exercer sur la volonté de l'enfant une action extrêmement énergique.
    Cet instituteur a donc acheté une presse à main qui ne représente pas une dépense bien considérable. Il n'a plus d'autres frais à prévoir que ceux représentés par l'encre, le papier, et la refonte annuelle des caractères. Il invite ses élèves à raconter et à écrire ce qui les intéresse. Puis, lorsqu'on a coordonné les meilleurs de ces récits, on leur fait les honneurs de la « composition » et de l'impression. Les pages ainsi obtenues sont lues par toute la classe et tout spécialement par ceux qui y ont collaboré, avec une avidité extraordinaire.
    Il y a là une observation très juste. L'imprimerie confère à un mot une dignité dont les enfants doivent ressentir profondément le prestige. Couler sa pensée dans du métal, c'est lui assurer une apparence flatteuse de solidité et de pérennité. C'est un geste qui a la beauté de celui du sculpteur ou du graveur de médailles. Chaque caractère mobile est un petit socle qui supporte la statue d'une lettre. Dans le composteur on prépare la glorification d'un mot et l'apothéose d'une phrase.
    ...Travailler pour l'imprimerie constitue une opération de l'intelligence très différente de celle qui consiste à noircir un cahier scolaire. On choisit ses mots avec infiniment plus de soin et de respect lorsqu'on songe qu'ils vont recevoir les honneurs de la composition, revêtir l'uniforme des régiments de Gutenberg et défiler à la parade dans un ordre impeccable sous les yeux attentifs et émerveillés de la foule des lecteurs. Pédagogiquement d'ailleurs, la méthode doit être excellente. Former ses mots en « levant la lettre » est une façon objective d'apprendre l'orthographe dont l'efficacité ne doit pas être douteuse...
    ...L'instituteur des Alpes-Maritimes a utilisé fort ingénieusement tous ces secrets mouvements de notre instinct. Il obtient, paraît-il, d'excellents résultats pratiques, et recueille chaque année de la main de ses jeunes imprimeurs un « livre de vie » du plus haut intérêt. Etendant son action, il échange ce livre contre un travail analogue exécuté dans les mêmes conditions par des écoliers du Rhône. Quel journaliste refuserait de saluer avec sympathie une initiative qui rend hommage à ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus troublant, et de plus fort, dans la technique quotidienne dont il se sert pour saturer l'air que nous respirons de particules de sensibilité et d'intelligence ?
    Le journal réactionnaire de la région, « L'Eclaireur de Nice », ne voulut pas demeurer en reste, et, dès la parution de l'article du « Temps », un journaliste vint à l'information à Bar-sur-Loup. Dans son numéro du 6 Juillet 1926, paraît un long reportage avec photo. A titre d'indication, nous citerons de même les dernières lignes que le journaliste G. Davin de Champclos écrivit en conclusion de son article. Cela a ici quelque importance car quelques années plus tard, lors de l'affaire de Saint-Paul, nous aurons l'occasion de retrouver dans « L'Eclaireur de Nice » des articles quotidiens sur Freinet, mais spécialisés cette fois dans la diffamation et la calomnie les plus basses. Nécessités d'un journalisme bien compris...
     ...Je prends congé de cet homme d'initiative et d'audace, auquel « Le Temps » a consacré récemment une chronique élogieuse.
     L'Eclaireur se devait à lui-même de faire connaître, à son tour, cet enfant des Alpes-Maritimes, qui a eu une belle idée et l'a courageusement réalisée...
    Le branle-bas était donné dans la presse. Les uns après les autres, les divers journaux de France donnent des communications plus ou moins fantaisistes sur l'introduction de l'Imprimerie à l'école dans le nouveau processus de l'Ecole française. Et jusqu'en Italie le « Corriera délla Serra » ergote sur les initiatives du petit instituteur de Bar-sur-Loup. Ces faits donnent une idée de l'étonnante influence qu'ont les journaux à grand tirage comme « Le Temps », et aussi des aptitudes de suiveurs qu'ont la majorité de nos quotidiens. En l'occurrence, le « Petit Niçois » fait exception à la règle des louanges, et, par réaction contre son rival « L'Eclaireur de Nice », il prend ouvertement Freinet à partie. A titre de curiosité, voici un passage significatif :
     ... L'enseignement et l'art sont deux choses bien différentes qui vont rarement ensemble. Tant que les enfants sont restés éloignés de l'art, ils se sont contentés de l'école ; mais quand ils sauront que, fermant le syllabaire, ils auront le droit de laisser la grammaire et de conquérir quand même l'immortalité, ils délaisseront les programmes, les horaires, le travail, et ne cultiveront plus que la petite plante de vanités; et c'est vous, M. Freinet, qui l'aurez semée.
     Quel remords!
    Occasion magnifique pour le petit instituteur d'échanger ses premières passes avec la gent journalistique :
     Je voudrais surtout contribuer à développer davantage le bon sens des fils des travailleurs. J'espère que, devenus grands, mes élèves se rappelleront ce que sont les feuilles imprimées: de vulgaires pensées humaines, hélas! bien sujettes à l'erreur. Et de même qu'ils critiquent aujourd'hui, leurs modestes imprimés, je souhaite qu'ils sachent lire et critiquer, plus tard, les journaux qu'on leur offrira.
    Ce qui n'empêchera pas « Lie Petit Niçois » de défendre chaudement Freinet lors de l'histoire de Saint-Paul...