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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - L'esprit de l'équipe

 

L'ESPRIT DE L'EQUIPE
 
    Ce qui frappe à la lecture de toutes ces circulaires, échelonnées pendant l’année scolaire 1926-1927, c'est le dynamisme étonnant de ce petit groupe d'éducateurs d'avant-garde, mettant sans cesse en commun leurs efforts, se répartissant les tâches, cherchant autour d'eux des possibilités nouvelles d'exalter leur élan, leur foi : Bordes apprend à graver le plomb pour faire des clichés d'illustration ; Leroux invente des clichés en carton collés sur socle de bois, et bricole pour permettre aux camarades habiles de fabriquer eux-mêmes une partie de matériel ; Bouchard étudie la question des caractères pour divers cours et des rouleaux, et découvre un duplicateur bon marché. Alziary a pris en mains la charge des correspondances interscolaires qui restera sa spécialité pendant la majeure partie de l'histoire de la C.E.L. Freinet s'attache plus particulièrement à asseoir l'activité pédagogique sur ce matérialisme scolaire qui démarre si favorablement. Sans cesse il fait le point, attentif aux critiques des camarades, et c'est ainsi que dans la circulaire du 15 mars 1927 il écrit à propos des échanges :
     Le nombre d'écoles travaillant à l'imprimerie s'accroît de mois en mois. Il faut ajouter à la liste :
     Fernand Cattier, Dir. de l'E.N. de Mirecourt (Vosges).
     Subra, à Antras (Arriège).
     Spinelli, à Menton (A.-M.).
     J'avais cru un instant que nous pourrions durer jusqu'en août à échanger ainsi tous nos imprimés. Alziary me signale les inconvénients de ce système. Je suis aujourd'hui de son avis. Il nous faut trouver une organisation suffisamment souple pour sauvegarder à la fois, et les intérêts de chaque classe, et la solidité de notre collaboration et les besoins de notre groupe.
    Suit une réorganisation des échanges permettant de lier plus intimement les écoles par affinités pour ainsi dire économiques et sociales.
 
    Une fois encore, les écoles de Bar-sur-Loup et de Trégunc échangent leurs imprimés. L'année 1924-1925 avait soudé de solides amitiés. L'année 1926-1927 les ressoudera mieux encore ; et, à nouveau, les imprimés, les lettres, les colis, s'en iront vers la Bretagne !
    « La Gerbe », co-revue d'enfants, à peine venue dans le champ de nos pensées se matérialisa brusquement en réalisation effective. Déjà des ordres sont donnés aux camarades et, en esprit, notre revue enfantine est présente.
     « La Gerbe ! » Tel sera notre titre. Dans les diverses suggestions de camarades, on sentait ces idées : coopération, union, profit pédagogique. La Gerbe me paraît condenser tout cela... A ce jour j'ai reçu sept collaborations qui m'ont toutes enchanté. Nous sommes certainement quelques-uns à avoir commis des erreurs. Nous-mêmes nous avons voulu faire tenir en deux pages un texte trop long. La présentation en souffre beaucoup. II nous faudra mieux aérer nos textes par des dessins divers. (Circulaire du 12 mars).
    Le 15 mars, une autre circulaire dans laquelle on retrouve les mêmes soucis pratiques et pédagogiques se termine par ces lignes réconfortantes :
     La vie du groupe est très intense en ce moment. J'espère avoir sous peu un Duplic avec lequel j'organiserai la liaison de façon plus régulière et plus convenable. Car il nous faut pour octobre une organisation solide. Il y aura alors pour chacun la part de peine dans l'œuvre commune. Nous sommes pauvres. Mais avec l'enthousiasme, nous devons nous passer de la sollicitude des grands.
    Cette phrase faisait allusion à des propositions qu'une Maison d'édition de matériel scolaire avait faites à Freinet par voie plus ou moins détournée. Mais au lieu de choisir le chemin facile qui conduit aux honneurs et à la fortune, Freinet s'enfonçait résolument dans les soucis d'argent qui domineront sa vie entière. Ne pas boire, ne pas fumer, ne pas sortir, ne pas se soucier de toilette, rester indifférent aux tentations des beaux mobiliers, du bibelot de prix, sont d'excellents moyens pour faire des économies. Si bien qu'en quelques mois, nous pouvions, avec un seul traitement, payer la grande presse Duplic et acquérir par surcroît la caméra Pathé-Baby, troquée contre notre bel appareil photographique et un supplément d'argent à la portée de notre modeste bourse.
    Nous faisions très souvent le voyage de Bar-sur-Loup à Grasse pour avoir le plaisir de marcher, de discuter, de faire des projets, contents d'économiser ainsi quelques francs qui s'évanouissaient en menus achats utiles dans les librairies ou les boutiques de Grasse. C'est ainsi que nous achetâmes tout un matériel de bricolage pour perfectionner notre installation scolaire, et cette étonnante perforeuse de bourrelier, des œillets de cuir, des rivets, qui nous permirent de relier de façon originale les premiers numéros de notre « Gerbe ».
    A vrai dire, cette première « Gerbe », qui enchanta si totalement Freinet, ne laissa pas de me décevoir: certes, on maniait la perforeuse avec entrain, on frappait joyeusement sur l'enclumette pour enfoncer les rivets, mais le poignet finissait par se fatiguer, et la déception grandissait de n'avoir pas réalisé la belle brochure attendue. Freinet, lui, comme toujours, passait sur les détails incorrects, et c'est avec son enthousiasme coutumier qu'il rendait compte dans le Bulletin du 4 avril 1924 de cette « relative » réussite...
     Malgré les conditions rudimentaires de collaboration à ce premier n°, la « Gerbe » a été un succès. Le papier était mauvais, de forme et d'aspect disparates ; il a fallu tout recouper. Mais l'enthousiasme et l'ingéniosité des collaborateurs compensent ces imperfections. Ce premier numéro a été tellement bien accueilli par les Élèves qu'un tirage double aurait à peine suffit.
    Et suivait un long développement montrant les avantages incontestables de « La Gerbe », outil de perfectionnement pédagogique, trait d'union des imprimeurs, organe précieux de propagande. Et de fait, dès les numéros suivants, « la Gerbe » devint ce qu'elle est encore aujourd'hui, le journal d'enfants le plus attendu, le plus lu, le mieux compris des petits lecteurs de nos classes.
    La parution du livre « L'Imprimerie à l'Ecole » suscita à l'époque un redoublement d'intérêt pour les techniques Freinet. On est surpris de lire dans ce même Bulletin (4 avril 1927) la liste impressionnante des journaux pédagogiques, sociaux ou politiques, qui prirent en considération les expériences de ce petit groupe d'éducateurs primaires.
     Progrès civique (Paul Allard) — L'Impartial Français —
Ecole émancipée no 24 — Pour l'Ere Nouvelle, mars (A. Ferrière) — La Révolution Prolétarienne (B. Giauffret) — L'Œuvre Sociale, Besançon (Hérard) — Revue de l'Enseignement — L'Enseignement Public - Nouvelle Education, avril (Mme Gueritte) — Le Petit Niçois (Issautier) — Les Humbles, janvier (Wullens) — L'idée Libre, avril (Lorulot) — L'Etoile Belge — 19e Bull, pédag. de la cir. de Corté (Vidal J.) — Bulletins Syndicaux, Finistère (Daniel) — Action Syndicaliste P.O. (Combeau) — L'action corporative du S.O. (Bordes) — Bulletin du .S.N. de M. et M. (Hoffmann) — Notre Arme (A.M.) (Aicard) — Bureau International d'Education (Genève) — La voie d'Education, Karkov, Nos de Nov. et Déc. — Feuilles d'Avis de Neuchâtel (A. Ferriere) — El Magistero Taraconense (Espagne) (H. Cassassas) — El Idéal de Granada (G. Martin) — El electricitas (M. Cluet) — El Magisterio Espagnol, numéros des 4, 13 et 25 janvier (Cluet).
    Les temps sont bien changés depuis ! Alors que les techniques Freinet animent aujourd'hui des milliers et des milliers d'écoles, la conspiration du silence des revues pédagogiques tente de rejeter au néant des réalisations qui sont l'honneur de l'Ecole française.
    En mai 1927, nouvelles adhésions, françaises et internationales :
    Voirin, à Chémery-sur-Bar (Ardennes).
    Lallemand, à Linchamps (Ardennes).
    Guillou, à Saint-Hilaire la Gravelle (L.-et-G.).
    Manuel Cluet, à Madrid (Espagne).
    Berberat, à Bienne (Suisse).
    Meyhoffer, à Genève (Suisse).
    Et jusqu'au Tonkin : Courtoux, inspecteur des écoles Thai-Nguyën (Tonkin).
    La situation financière s'améliore, semble-t-il, puisqu'après un bilan minutieux il reste à l'actif 291 fr. 65 !
    D'où provenait cet avoir en caisse ?
    Tout d'abord des largesses de Cinup qui consent 10% de réduction à tout acheteur de matériel adhérent à la C.E.L. L'adhérent, généreux, reversait spontanément à la C.E.L. cette remise obtenue grâce à l'œuvre commune. C'est ainsi que l'on peut lire très souvent, au cours des relevés de trésorerie des indications comme celles-ci : Jayot : 28 fr. 30 — Regad : 34 fr. 05 — Hoffmann : 39 fr. — Barel : 34 fr. 90, etc... Quel bel exemple à méditer pour nos adhérents d'aujourd'hui, d'autant plus exigeants qu'ils sont plus tardivement venus à nous et qu'ils profitent au maximum de l'œuvre patiente que les anciens ont, bien avant eux, édifiée avec tout leur dévouement et toute leur foi.
    Une comptabilité particulière est tenue pour « la Gerbe ». Deux exemplaires gratuits sont attribués à chaque collaborateur. Les autres exemplaires sont livrés à 0 fr. 50. (Comparativement donc, beaucoup plus chers que nos « Gerbes » d'aujourd'hui). Suit le détail des dépenses, des souscriptions, des recettes de vente, et la conclusion comme toujours est optimiste :
     Notre revue est ainsi parfaitement viable. A partir de ce jour donc, je passe la comptabilité. C'est la coopérative scolaire de Sailly (Ardennes) qui assurera la trésorerie.
    Toute cette fin d'année 1927 fut prodigieuse d'activité pour l'Imprimerie à l'Ecole. Comme toujours, les tâches sont réparties entre les meilleures volontés. Leroux s'occupe de la fourniture du papier aussi bien pour les journaux scolaires que pour « la Gerbe », et par surcroît c'est lui qui tire les circulaires au duplicateur, car « à l'usage » le Duplic s'avère impropre à remplir ses fonctions, la composition étant fort longue et l'impression assez capricieuse.
    On calcule méticuleusement, à quelques centimètres près, pour l'envoi de ces circulaires considérées comme suppléments de bulletins ou de journaux scolaires déclarés. DANIEL prend la trésorerie. DEJON s'occupe des composteurs, BORDES des rouleaux, et plus tard des presses. COUTELLE des outils de bricolage. S. GARMY des reliures, et dans la circulaire n° 6 LEROUX donne un schéma de construction de petit duplicateur avec cadre en ardoise naturelle, d'un prix fort modique, et qui remplit fort bien son office.
    Freinet continue à bricoler avec ses presses. La presse Freinet n° 2 a montré à l'usage ses défauts, il faut passer à la n° 3... Allées et venues de l'école à l'atelier du menuisier, et enfin, une fois encore, le chant de victoire : « Ma nouvelle presse est au point : j'en suis tout à fait satisfait. Un enfant de sept ans a pu imprimer avec toute la page du sommaire de « la Gerbe ». Je prépare les indications que je communiquerai sous peu. La presse me revient à 10 francs... Je vais faire tirer un petit opuscule de quatre pages où j'expliquerai le moyen de la fabriquer. » (Bulletin de juin 1924).
    Mais restait une grave question à résoudre : après trois ans d'activité, la Coopérative n'était pas encore administrativement constituée... Au fur et à mesure que s'élargissait le nombre des coopérateurs, l'organisation légale devenait une urgente nécessité. Hélas ! Les formalités administratives exigent des fonds, et c'est là la raison de ce regrettable retard qui menace de coûter plus cher encore. On lit dans la circulaire n° 6 :
     Il faudra tout de même penser à la constitution légale de notre coopérative. C'est assez délicat. J'hésite à cause des huit ou neuf cents francs que coûte cette constitution.
  Le nombre exige l'organisation matérielle aussi ; il faut prévoir le stockage du matériel de base : presses, rouleaux, composteurs, papier, pour ne désigner que l'indispensable, — et c'est bien là le plus grand tourment de celui qui assurera une telle responsabilité commerciale sans avances de fonds...
        C'est pourquoi je vous convie tous à une grande enquête dont je tâcherai de publier les résultats. Mais il est nécessaire que chacun réponde.
     Je présente à cet effet un questionnaire qui n'est nullement limitatif. A vous de dire tout ce que vous croyez utile aux autres.
     A. — L'organisation Technique de l'Imprimerie dans votre classe : Comment avez-vous disposé le matériel ? A quelle heure les élèves composent-ils de préférence (Avez-vous un emploi du temps fixe pour cela ?) Quand impriment-ils ? Quand posent-ils ensuite leurs caractères ? Combien à l'impression ? Comment avez-vous organisé ce service ?
     Vous servez-vous de la presse Cinup ? Dans quel sens avez-vous modifié l'emploi de la presse (voir mode d'emploi indiqué dans ma brochure). Quelles améliorations vous sembleraient les plus urgentes ? Quels sont les principaux ennuis que vous avez eus avec ce matériel ? Comment pourrait-on y remédier ? (ne pas signaler les ennuis du début qui proviennent de l'inexpérience du maître). Quelle a été la dépense approximative pour l'année, et quelle est votre prévision pour l'année à venir ?
     B. — Grosseur des caractères : Quel est le corps de caractère qui vous paraît le meilleur pour votre classe ? corps 12, 9, ou intermédiaire 10 ? Quels inconvénients ou avantages voyez-vous au corps que vous employez actuellement ? Pensez-vous que deux jeux de police vous seraient utiles ?
     C. — L'Imprimerie dans ses rapports avec le travail scolaire :
     a) Suivez-vous seulement l'intérêt dominant de la classe, selon le travail et les saisons, ou bien adoptez-vous des centres d'intérêt établis d'avance ? Comment procéder ? Quels résultats semblent obtenus ?
     b) Comment lier l'enseignement à l'imprimerie ? Notamment : quel parti tirer des imprimés journaliers ou bi-mensuels reçus par échange ? Qu'en faire après la lecture ? Quelle est l'utilisation possible ? Peut-on supprimer des manuels ? Lesquels ? Comment ?
     c) Comment relier les imprimés ? Quel est le format le plus pratique ?
     d) Quelle a été l'appréciation de votre I.P., du Directeur, de la population ?
     D. — Avantages et inconvénients de l'imprimerie à l'école :
e) Votre opinion, vos suggestions sur « La Gerbe » et notre Bulletin-          (Circulaire de Mai 1927)
    La circulaire n° 8 devient un peu plus alarmante quant aux soucis d'argent. Il faut vraiment que ça n'aille pas très bien pour que Freinet fasse un appel aussi direct :
     Toutes ces commandes en gros, ces provisions de matériel, nécessitent des avances. Vous les avez promises d'enthousiasme. Nous avons donc marché carrément, persuadés que vous verseriez votre part à notre premier appel...
    Par ailleurs, la circulaire n° 9 prouve que les craintes ne sont pas totalement dissipées :
     Nous espérons que chacun a réglé ses dettes à Jayot... Je vous en prie, ne chargez pas notre trésorerie qui marche avec tant de peine en cette période de début...
    Les événements devaient malheureusement montrer que les années à venir, économiquement parlant, ressembleraient trop fidèlement à celles du début, et nous faire faire cette inévitable constatation : en régime capitaliste, une organisation qui ne se soumet pas aux exigences d'une plus-value excessive n'est pas commercialement viable, sans le dévouement financier et moral de ceux qui l'animent. C'est à vrai dire ces réalités économiques, si lourdes à supporter, qui mettent sur notre œuvre cette tâche d'ombre qui jamais ne se dissipe.
    Les dettes allaient s'accumulant sur notre petit ménage, et ma demande de poste dans les Alpes-Maritimes était restée sans effet. Heureusement, je décrochai le premier prix Gustave Doré en mai 1927. La vie, à nouveau, élargit ses horizons... Par surcroît de chance, un paysan complaisant mit à notre disposition sa propriété à moitié abandonnée où abondaient des fruits agréablement échelonnés au cours de l'été. Nous fîmes là la meilleure des cures de fruits, dînant le soir sous les arbres lourds de cerises, de nèfles, de pommes, de poires et de figues. Nous étions, après cette expérience, sur le chemin de la réforme alimentaire qui devait redonner, au grand blessé sans espoir, la santé.